Déroger pour simplifier : une fausse bonne idée ?

Environnement -

Le décret qui permet aux préfets d'écarter des normes suscite des interrogations quant à son efficacité et à la sécurité juridique des projets.

 

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Louis Cofflard, avocat en droit public, auteur du recours en annulation du décret du 8 avril 2020

«Un outil utile pour faciliter la reprise de notre pays. » C'est en ces termes que le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner a présenté - et justifié -, en pleine crise sanitaire, le décret qui autorise les préfets de région et de département à user d'un pouvoir de dérogation à certaines normes réglementaires (). Ce texte, dont l'objectif initial était d'apporter une réponse à l'inflation normative, pérennise une expérimentation menée en 2018 et 2019 dans deux régions, 18 départements et deux collectivités ultramarines (). Selon la place Beauvau, 183 arrêtés de dérogations auraient ainsi été pris durant cette période.

« Antidote ». Comme le décret de 2017 qu'il reprend à l'identique, celui du 8 avril 2020 couvre sept domaines dont l'environnement, la construction, ou encore l'urbanisme. Dans ces champs, le préfet pourra contourner une disposition réglementaire pour alléger les démarches notamment. Ainsi, le préfet de Vendée a, durant la phase expérimentale, écarté l'étude d'impact et l'enquête publique préalables à la construction d'une digue, et dispensé les travaux d'autorisation. Un an et demi d'instruction de gagné ! Pour le représentant de l'Etat, dont les propos ont été recueillis dans un rapport d'information sénatorial de juin 2019 relatif à l'expérimentation, ce dispositif est « un antidote indispensable » à la complexité de la réglementation.

Le décret du 8 avril 2020 semble ouvrir une brèche dans le principe d'égalité

Mais l'allègement des démarches ne suffit pas à justifier de telles entorses. La dérogation doit aussi être motivée par l'intérêt général et l'existence de circonstances locales - notions non précisées par le décret -, ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la sécurité des personnes et des biens, et être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France (art. 2). Louis Cofflard, avocat et auteur du recours en annulation du décret déposé le 27 mai devant le Conseil d'Etat pour quatre associations de défense de l'environnement (lireci-dessous) , considère cette « condition comme superfétatoire. Un décret n'a pas à préciser qu'il doit respecter les normes supérieures, c'est une condition de sa légalité. » Les préfets ont d'ailleurs interprété différemment cet article. Certains, prudents, ont refusé de déroger à tout texte transposant une directive. D'autres, plus audacieux, ont considéré que les dispositions nationales faisaient « écran » entre leur décision et le droit européen. C'est ainsi que le préfet de Vendée a pu exempter d'étude d'impact le projet de digue en dérogeant à l' - fondé sur une directive - fixant les seuils des travaux soumis à une telle étude.

Faut-il alors s'attendre à des dérogations tous azimuts ? Pour Frédéric Scanvic, avocat associé au sein du cabinet Foley Hoag, c'est loin d'être évident. Le texte contraint les préfets à plusieurs titres. Tout d'abord, « seules les normes arrêtées par l'administration de l'Etat pourront faire l'objet d'une dérogation. Exit donc les dispositions de nature législative, nombreuses en droit de l'environnement. » Autre limite : « Les préfets devront rester dans le cadre de leurs compétences. Or, en urbanisme, une grande partie des décisions appartient aux maires. Dans ce domaine, le champ n'est pas énorme. »

Paradoxe. Même certains préfets, lors de la phase de test, n'ont pas fait preuve d'un enthousiasme débordant pour ce dispositif « du fait de la brèche qu'il sembl[e] ouvrir dans le principe d'égalité », souligne le rapport sénatorial. Ils craignent un « allongement, paradoxal, des procédures d'instruction rendues nécessaires par l'examen, parfois complexe, de possibilités de dérogation » et des risques d'insécurité juridique pesant sur des projets ayant fait l'objet d'une dérogation. Le préfet du Haut-Rhin n'a ainsi pas usé de son pouvoir pour la construction d'un centre pénitentiaire, « en raison de la forte opposition locale qui risquait, in fine, de se traduire par un lourd et long contentieux ».

Un peu plus de deux mois après sa parution, le décret engendre déjà des interprétations divergentes et l'opposition de certains praticiens. Saura-t-il convaincre ?

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