Le Conseil d’Etat poursuit son œuvre prétorienne en matière de dérogations espèces protégées. Dans une décision du 18 juillet 2025, il tranche la question de savoir si une telle dérogation peut être contestée parce qu’elle n’inclut pas l’ensemble des espèces protégées affectées par le projet.
Etait en cause un arrêté préfectoral accordant une dérogation espèces protégées (une espèce d'oiseaux, quinze espèces de chiroptères et neuf espèces de reptiles) à un conseil départemental dans le cadre d’un projet - déclaré d’utilité publique - de déviation d’une route en vue de décharger les centres-villes de deux communes qui se font face de part et d’autre de la Loire et reliés par un pont.
Les associations requérantes soutenaient notamment que la dérogation aurait dû « concerner d'autres espèces protégées – [une rainette verte] identifiées dans le périmètre d'étude pour lesquelles le pétitionnaire a estimé que l'impact résiduel était faible ou négligeable ». Les juges du fond (tribunal administratif puis cour administrative d’appel [CAA]) ont rejeté leur demande. Cette dernière a considéré que l’arrêté avait pour objet d’autoriser le pétitionnaire à déroger à l’interdiction de destruction et de perturbation au titre des seules espèces visées par le dossier.
Les requérantes portent l’affaire devant le Conseil d’Etat, qui censure l’argumentation des juges d’appel.
Risque suffisamment caractérisé
Dans un premier temps, les juges du Palais-Royal rappellent les principes dégagés dans leur avis du 9 décembre 2022. Ainsi, le pétitionnaire doit obtenir une dérogation espèces protégées « si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé. A ce titre, les mesures d'évitement et de réduction des atteintes portées aux espèces protégées proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte ». Si ces mesures présentent des garanties d'effectivité telles qu'elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu'il apparaisse comme n'étant pas suffisamment caractérisé, il n'est pas nécessaire de solliciter une dérogation.
« Vision globale des enjeux de biodiversité »
Puis, ils précisent que l’identification des espèces susceptibles d’être affectées par un projet ainsi que l'évaluation des impacts du projet sur l'ensemble des espèces protégées présentes sont établies sous la responsabilité de l’auteur de la demande de dérogation.
Comme le précise le rapporteur public Nicolas Agnoux dans ses conclusions, « l’examen de la dérogation appelle une vision globale des enjeux de biodiversité. » En effet, le dossier a vocation à recenser les espèces protégées présentes sur le site pour permettre à l’administration « de vérifier, comme le pétitionnaire est réputé l’avoir fait pour ne pas se mettre en infraction [art. L. 415-3 du Code de l’environnement], qu’une dérogation n’est pas requise pour d’autres espèces que celles faisant l’objet de la demande. »
Dès lors, un tiers ayant intérêt à agir peut faire utilement valoir, à l’appui de sa demande d’annulation de la dérogation, qu’elle est entachée d’illégalité « au motif qu'elle ne porte pas, à la date de son intervention, sur l'ensemble des espèces affectées par le projet », poursuit la Haute juridiction. Ce moyen est donc susceptible de conduire à son annulation et la CAA a commis une erreur de droit en l’écartant comme inopérant.
Dérogation modificative
Mais le Conseil d’Etat tempère aussitôt ce principe : lorsqu’une dérogation modificative a été accordée après la date à laquelle la dérogation initiale a été prise, les requérants ne peuvent se prévaloir de ce principe pour contester la décision initiale. En l’espèce, si la rainette verte n’était pas visée par l’arrêté préfectoral contesté, un arrêté modificatif adopté en cours d’instance avait régularisé la situation. La requête est rejetée.
Examen des trois conditions légales de la dérogation espèces protégées
Réglant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat a estimé que les conditions posées par l’article L. 411-2 du Code de l’environnement pour obtenir une dérogation étaient réunies :
- l’absence d’autre solution alternative satisfaisante est établie, le département ayant documenté de manière détaillée les dix variantes possibles pour le tracé de la déviation comme les mesures alternatives à la réalisation d’un contournement. L’option retenue est celle qui satisfait au mieux les objectifs de sécurité et de réduction des nuisances pour les riverains tout en réduisant au maximum les incidences environnementales ;
- la dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable dans leur aire de répartition naturelle, des populations des espèces désignées par l’arrêté, compte tenu de l’ensemble des mesures d’évitement, de réduction et de compensation qu’il prévoit (végétalisation des berges et reconstitution de boisements à proximité) ;
- le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) dans la mesure où il poursuit comme objectifs la sécurité publique et la santé des riverains. La route actuelle est saturée, accidentogène et source de nuisances sonores et de pollution pour les riverains.
CE, 18 juillet 2025, n° 483757, mentionné aux Tables du recueil Lebon