Seuls 18,7 % des marchés notifiés en 2021 dont le montant est supérieur à 90 000 euros HT comportaient des clauses environnementales, selon les dernières données de l'Observatoire économique de la commande publique. Ce résultat, inférieur à l'objectif de 30 % du Plan national pour les achats publics durables sur la période 2015-2020, laisse songeur alors que le plan pour 2022-2025 prévoit que d'ici 2025, 100 % des contrats de la commande publique doivent comprendre au moins une considération environnementale.
Pour atteindre cet objectif et, au-delà, pour relever le défi de la durabilité, les lois qui concernent directement ou indirectement l'achat public (1) se succèdent à un rythme tel que les acteurs n'ont pas le temps d'adapter leurs pratiques. Si la loi Industrie verte du 23 octobre 2023 est avant tout une loi de réindustrialisation, il n'en demeure pas moins que le législateur entend s'appuyer sur la commande publique pour offrir un débouché « fiable et durable à une industrie française et européenne décarbonée ». En témoignent les dispositions spécifiques aux entités adjudicatrices relatives à la durée des accords-cadres, à la dérogation au principe d'allotissement et à l'autorisation de présenter des offres variables pour faciliter les prises de parts de marché des opérateurs et éviter qu'ils ne se détournent de la commande publique française.
Injonctions contradictoires. L'ambition est louable mais le législateur a semble-t-il péché par excès, de sorte que les acteurs de la commande publique devront faire face à des injonctions contradictoires. D'une part, depuis la loi Climat et résilience du 22 août 2021, l'Etat insiste sur la nécessité d'accompagner les acheteurs dans la mise en œuvre des critères de performances environnementales par des outils didactiques et opérationnels tout en déployant la formation des acheteurs publics. Mais d'autre part, les acteurs de la commande publique se voient maintenant contraints par des obligations de « reporting environnemental » qui alourdissent encore les règles de l'achat public et contraignent à de nouvelles pratiques, alors même que les fondamentaux ne sont pas toujours acquis (mise en œuvre des critères de choix environnementaux, familiarisation avec le sourcing, et surtout fin de la dictature du critère prix). La loi Industrie verte laisse finalement un sentiment mitigé.
Des exigences renforcées…
Afin d'améliorer la prise en compte par la commande publique de la protection de l'environnement et des dispositifs de compliance mis en œuvre par les entreprises, la loi Climat et résilience avait déjà créé un motif d'exclusion des entreprises de la procédure de passation des marchés publics et des concessions tiré de la non-satisfaction de l'obligation d'établir un plan de vigilance (art. et du Code de la commande publique [CCP]). La loi Industrie verte est venue ajouter deux nouveaux motifs d'exclusion liés aux obligations de reporting des entreprises en matière de durabilité et de lutte contre le réchauffement climatique.
Nouvelles obligations déclaratives. L'acheteur peut désormais exclure de la procédure de passation d'un marché ou d'une concession les personnes soumises à l' (c'est-à-dire, dans l'Hexagone, les entreprises employant plus de 500 personnes) qui ne satisfont pas à leur obligation d'établir un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre (Beges) pour l'année qui précède l'engagement de la consultation. Ce nouveau motif d'exclusion est d'application immédiate (art. et du CCP).
L'ambition de la loi est louable mais le législateur a semble-t-il péché par excès.
La loi Industrie verte anticipe également la transposition de la directive « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive) [2] qui devait intervenir d'ici le 9 décembre 2023 [mise à jour du 8 décembre : cette transposition a été effectuée par l'ordonnance n° 2023-1142 du 6 décembre 2023, NDLR].
Le gouvernement est ainsi habilité à prendre par voie d'ordonnance les mesures permettant d'introduire dans le CCP un dispositif d'exclusion des procédures de passation pour les entreprises qui ne satisfont pas aux obligations de transparence résultant de la transposition de ladite directive. Cette dernière impose notamment la publication d'informations en matière de durabilité, dont : - les plans définis par l'entreprise pour assurer la compatibilité de son modèle commercial et de sa stratégie avec la transi-tion vers une économie durable, la limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C, l'objectif de neutralité climatique d'ici 2050, et, le cas échéant, l'exposition de l'entreprise à des activités liées au charbon, au pétrole et au gaz ; - une description des objectifs, assortis d'échéances, que s'est fixés l'entreprise en matière de durabilité, y compris, le cas échéant, des objectifs absolus de réduction des émissions de gaz à effet de serre au moins pour 2030 et 2050, une description des progrès accomplis dans la réalisation de ces objectifs et une déclaration indiquant si les objectifs liés aux facteurs environnementaux reposent sur des preuves scientifiques concluantes.
Les obligations qui pèsent sur les entreprises sont, de manière légitime, de plus en plus importantes, et leur non-respect est ainsi sanctionné dans le cadre de la commande publique. Les candidats qui ne satisfont pas à leurs obligations d'établir un plan de vigilance, un Beges ou qui ne publient pas les informations requises en matière de durabilité peuvent se voir exclues des procédures de passation des contrats de la commande publique. Il faut ajouter à cela, s'agissant de l'établissement du Beges, que l'entreprise qui ne respecte pas cette obligation encourt parallèlement une amende dont le montant a été rehaussé par la loi Industrie verte (3). De même, le bénéfice des aides publiques à la transition écologique et énergétique est désormais conditionné au respect de cette obligation (art. 29 VII de la loi Industrie verte).
Si ces mesures sont essentielles pour s'assurer de la prise en compte par la commande publique de la protection de l'environnement ainsi que pour la décarbonation des activités de construction, on peut légitimement s'interroger sur les obligations qui pèsent en miroir sur les acheteurs publics.
L'extension des Spaser. Depuis 2014, certains d'entre eux doivent adopter un schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser). Plusieurs textes successifs, dont la loi Industrie verte, ont étendu le champ d'application de ce schéma et renforcé son contenu.
En effet, l'obligation de se doter d'un Spaser était initialement restreinte aux collectivités territoriales et à certains acheteurs à statut législatif, à l'exclusion de l'Etat, dont le montant total annuel des achats était supérieur à 100 millions d'euros. Ce seuil a été abaissé à 50 millions par la loi Climat et résilience et son décret d'application. La loi Industrie verte étend désormais sans ambiguïté les Spaser à l'ensemble des acheteurs soumis au CCP dont l'Etat, à partir de 50 millions d'euros d'achats annuels. Elle permet aussi, de manière sans doute opportune mais au risque de diluer la responsabilité politique des rédacteurs, que plusieurs acheteurs puissent élaborer conjointement un même schéma « dans l'objectif notamment de créer des synergies et de faciliter cette élaboration » (4).
… mais un texte qui manque cruellement d'efficience
En ce qui concerne le volet commande publique, la loi Industrie verte ne sera pas une grande loi. La principale critique que l'on peut formuler tient à l'absence criante d'efficience de ses dispositions. Il en est ainsi des motifs d'exclusion. S'agissant d'exclusions facultatives, elles sont soumises à l'appréciation de l'acheteur et, au vu des risques contentieux qu'elles génèrent, à un devoir de motivation. Quel acheteur aura le temps et les moyens de faire une analyse critique de ces obli-gations déclaratives ? Même si, par principe, l'élaboration d'un listing d'exclusions pouvait inquiéter, la proposition lors des débats parlementaires de créer un fichier des entreprises pouvant être exclues des marchés publics, à condition d'être encadrée, aurait pu faciliter l'analyse des acheteurs. La loi a donc créé de nouvelles obligations déclaratives qui renforceront sans doute la conviction des soumissionnaires qu'ils font une nouvelle fois les frais d'une surenchère administrative.
Quel acheteur aura le temps et les moyens de faire une analyse critique des obligations déclaratives ?
Les Spaser n'échappent pas à cette critique. En effet, si l'adoption d'un tel schéma est, depuis l'origine, présentée comme une obligation, rien ne vient cependant sanctionner son absence. Pourtant, l'inobservation de cette exigence est notoire et dominante : seuls 32 % des acheteurs concernés satisfaisaient à leur devoir il y a un an (5). Malgré cela, le non-respect de cet impératif, en vigueur depuis près de dix ans, n'a pas conduit le législateur à envisager d'en faire un dispositif juridiquement contraignant. Alors qu'en ce qui concerne les Beges, après avoir constaté que seules 35 % des personnes concernées avaient satisfait à leur obligation, le législateur a précisément renforcé les mécanismes coercitifs pour s'assurer de son respect.
Ainsi, si les acheteurs publics sont tenus d'adopter un Spaser dont le contenu a été modifié pour renforcer ses objectifs écologiques (), ils peuvent, sans risque, faire le choix de ne pas satisfaire à cette contrainte, voire se limiter à des déclarations bien superficielles. Dans l'hypothèse où ils se conforment à la législation en adoptant un tel schéma, il leur est même possible, en l'absence de sanction, de s'en éloigner lors de la passation de leurs contrats. Cette absence de responsabilisation des acheteurs contraste avec les risques auxquels sont exposées les entreprises qui ne satisfont pas à leurs obligations de reporting.
Réforme des critères de choix. Enfin la réforme des critères de choix est l'illustration d'une législation compulsive. Les parlementaires n'ont en effet pas tenu compte de la critique portée par le Conseil d'Etat (6). Il est effectivement question de donner une portée législative aux critères environnementaux, que la partie réglementaire du CCP prévoyait déjà. « Aucune raison valable ne conduit à revenir sur le partage entre loi et règlement auquel il a ainsi été procédé », ont alerté en vain les Sages du Palais-Royal.
Avant la loi Industrie verte, l' disposait que le marché est attribué au soumissionnaire qui a présenté l'offre économiquement la plus avantageuse sur la base d'un ou plusieurs critères objectifs précis, lié à l'objet du marché ou à ses conditions d'exécution. Ensuite, la loi Climat et résilience a prévu qu'à partir du 22 août 2026, au moins l'un des critères d'attribution du marché ou du contrat prenne en compte les caractéristiques environnementales de l'offre.
Désormais, cet article L.2152-7 dispose que l'offre économiquement la plus avantageuse peut « également être déterminée sur le fondement d'une pluralité de critères non discriminatoires et liés à l'objet du marché ou à ses conditions d'exécution, parmi lesquels figure le critère du prix ou du coût et un ou plusieurs autres critères comprenant des aspects qualitatifs, environnementaux ou sociaux ».
Pour autant, les critères environnementaux posent toujours autant de difficultés aux acheteurs qui, pour la plupart, ont de réelles difficultés à manier des concepts comme l'analyse du cycle de vie. Il leur apparaît tout aussi complexe de comparer des offres entre elles sur un critère de performance environnementale en dépit des efforts de la profession pour faciliter une comparaison consensuelle (7), voire des guides réalisés par les soumissionnaires eux-mêmes dans l'intérêt bien compris des acheteurs et des entreprises (8).
Si les acheteurs ne s'interrogent plus sur le lien existant entre ces critères et l'objet du marché, ils savent combien il peut être périlleux de définir précisément un critère environnemental et ses modalités pratiques d'appréciation, toute imprécision étant immanquablement sanctionnée ().
Ce qu'il faut retenir
- La loi Industrie verte du 23 octobre 2023 a ajouté deux nouveaux motifs d'exclusion des contrats de la commande publique, liés aux obligations de reporting des entreprises en matière de durabilité et de lutte contre le réchauffement climatique.
- Elle étend par ailleurs le champ d'application de l'obligation de se doter d'un schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser) à tous les acheteurs soumis au Code de la commande publique au-delà de 50 millions d'euros d'achats annuels.
- Enfin, elle réécrit les dispositions du code en matière de choix de l'offre économiquement la plus avantageuse.
- Ces mesures semblent manquer d'efficience. Par exemple, le non-respect de l'obligation d'adopter un Spaser n'est toujours pas sanctionné. Pas plus d'ailleurs que l'obligation de respecter son Spaser.
(5) Etude du Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES), « Etat des lieux sur les Spaser », décembre 2022. (6)