Enquête

Collectivités - Reconstruire après les émeutes : des outils, pas de miracles

Le gouvernement a adapté le droit pour aider les quelque 500 communes touchées par les violences à rebâtir leurs équipements publics. Mais le dispositif créé n'a pas levé tous les freins.

Réservé aux abonnés
Image d'illustration de l'article
Emeutes

A Garges-lès-Gonesse (Val-d'Oise), trois mois après les émeutes de fin juin-début juillet, les stigmates sont toujours visibles. Principale séquelle, l'hôtel de ville, partiellement détruit par un incendie, ne devrait pas rouvrir ses portes avant 2025. La cité francilienne n'est pas un cas isolé. Au total, ce sont 1 400 bâtiments publics qui ont été dégradés, dans près de 500 communes, selon le dernier bilan des conséquences des violences urbaines publié par Matignon. Les assureurs évaluent le coût des dégâts à 200 M€.

Aux grands maux les grands remèdes. Dès le 25 juillet, une loi autorisait le gouvernement à prendre par ordonnances des mesures dérogatoires en matière de commande publique, d'urbanisme et de financement pour faciliter la reconstruction. Le pan « commande publique » ne s'est pas fait attendre, avec une publication de l'ordonnance dès le 27 juillet. En revanche, les volets « urbanisme » et « financement » ont tardé ; les textes n'ont en effet paru que le 14 septembre.

Après les congés estivaux, période peu propice au lancement de travaux d'envergure, et alors que les opérations d'expertise s'achèvent, les collectivités peuvent maintenant s'emparer de ces dispositifs, applicables jusqu'au 28 avril 2024 pour les mesures liées à la commande publique et jusqu'au 14 mars 2025 pour l'urbanisme. Ils ne concernent que les travaux nécessaires à la reconstruction ou la réfection des équipements publics et des bâtiments affectés par des dégradations ou destructions liées aux émeutes survenues du 27 juin au 5 juillet 2023.

Plus haut, le seuil. Premier allègement en matière de commande publique : une dispense de publicité pour la passation des marchés de travaux jusqu'à 1,5 M€ HT. Un seuil insuffisant aux yeux de Benoit Jimenez, le maire de Garges-lès-Gonesse. Dans un courrier adressé le 5 septembre à la Première ministre, l'élu demande un relèvement du plafond jusqu'à 3 M€ HT, montant qui lui permettrait de profiter de cette souplesse procédurale et ainsi de gagner trois mois sur la reconstruction de son hôtel de ville. A défaut, il craint que le dispositif soit inefficace car non adapté aux communes ayant subi les plus importants dégâts.

A Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Christine Arthur, directrice achats et moyens généraux, reconnaît qu'un « seuil supérieur serait plus confortable » pour couvrir les travaux de réparation du centre administratif, incendié lui aussi. La commune a tout de même pu utiliser la dérogation pour les travaux préalables de décontamination. Arnaud Latrèche, vice-président de l'Association des acheteurs publics (AAP), regrette en outre qu'une adaptation des seuils n'ait pas été prévue pour « tous les marchés de prestations de services qui gravitent autour des marchés de travaux ». Les gains de temps à espérer restent plutôt modestes, car une mise en concurrence reste requise dans tous les cas.

Le deuxième assouplissement prévu par l'ordonnance - et mis en œuvre par exemple à Saint-Denis - permet cependant d'aller plus vite : il autorise à ne pas allotir son marché sans avoir à justifier que les critères normalement exigés sont remplis, et ce sans condition de montant. Il en est de même pour la troisième entorse au droit commun qui facilite le recours au marché de conception-réalisation. Il existe cependant un risque que les PME se trouvent de facto exclues de ces dispositifs car, comme l'explique Arnaud Latrèche, « ces dérogations visent à faciliter le recours à des entreprises tous corps d'état ».

A l'identique… ou presque. L'attente jusqu'à la mi-septembre des mesures dérogatoires en matière d'urbanisme n'a par ailleurs pas permis d'exploiter aussi vite que possible les marges de manœuvre permises en commande publique, car pour la préparation des marchés, ce sont d'abord ces règles qui sont mobilisées. L'ordonnance urbanisme du 13 septembre prévoit trois principales dérogations en vue de remettre en état, au pas de charge, les bâtiments détruits ou dégradés. Tout d'abord, en donnant un feu vert à la reconstruction ou la réfection des immeubles endommagés même si le PLU ou la carte communale s'y oppose.

Si la règle consiste en une reconstruction « à l'identique », l'ordonnance autorise toutefois des projets différents du bâtiment d'origine, « dans la limite d'une diminution ou d'une augmentation de 5 % de son gabarit initial », ou des modifications justifiées par l'amélioration de la performance environnementale, de la sécurité ou de l'accessibilité du bâtiment. Dans ces derniers cas, la diminution ou l'augmentation « peut dépasser 5 % du gabarit initial, à proportion des modifications du bâtiment nécessaires à la réalisation du ou des objectifs invoqués ». Pas question toutefois de modifier la destination initiale du bâtiment. Ni de reconstruire en méconnaissance des règles applicables aux risques naturels, technologiques ou miniers.

Autre dérogation : la faculté offerte au maître d'ouvrage de commencer les travaux préliminaires dès le dépôt du dossier. Il s'agit, précise le rapport accompagnant l'ordonnance, de pouvoir « lancer, notamment, les éventuelles opérations de démolition et les opérations et travaux de préparation du chantier (terrassements, fondations, etc.) sans attendre l'obtention de l'autorisation d'urbanisme ou le caractère exécutoire de la déclaration ». Pour Camille Tréheux, avocate au sein du cabinet Seban Armorique, « cette mesure, réellement novatrice, va complètement à l'encontre de l'esprit du droit de l'urbanisme. Et fait malgré tout peser un risque pénal, aussi minime soit-il, sur le pétitionnaire : celui d'avoir exécuté des travaux sans autorisation si le permis de construire était finalement refusé. »

Risque d'instruction dégradée. Enfin, l'exécutif a souhaité diviser par deux, voire par trois, les délais d'instruction. Selon l'ordonnance, les services d'urbanisme devront se prononcer dans le mois (contre trois mois en temps normal) qui suit le dépôt de la demande de permis de construire, d'aménager ou de démolir, et dans les quinze jours s'il s'agit d'une déclaration préalable (contre un mois). Des dispositions qui laissent dubitatif Guillaume Tyvaert, fondateur et gérant de la société CapUrba, qui assiste, sur les plans technique et juridique, les collectivités dans l'instruction des autorisations d'urbanisme. « La réduction des délais risque de mettre la pression sur les services et contribue à dégrader l'instruction », estime-t-il.

Sans compter que les majorations et prolongations de délais prévues pour le recueil des différents avis ou accords au titre d'autres législations sont réduits à quinze jours et soumis au principe du silence vaut acceptation. « Les bâtiments concernés sont souvent des ERP [établissements recevant du public, NDLR] soumis à la réglementation sécurité incendie et accessibilité. Imaginer que la commission consultative départementale de sécurité et d'accessibilité puisse donner son avis en quinze jours semble difficile, poursuit le gérant de CapUrba. Le risque est alors que le bâtiment ne soit pas conforme et que la commission, au stade de l'ouverture, émette un refus et prescrive des modifications de la construction. »

Pertinence du dispositif. Outre l'efficacité du dispositif, c'est sa pertinence même qui pose question. « Sachant que le nombre de dossiers à traiter restera globalement assez faible, était-il réellement nécessaire de réduire les délais ? Ne pouvait-on pas simplement compter sur le bon sens des services instructeurs, conscients de l'importance de reconstruire rapidement, pour traiter ces dossiers de manière prioritaire ? » s'interroge Guillaume Tyvaert, qui espère que l'ordonnance n'est pas « une sorte d'expérimentation pour un élargissement futur ». Sur ce point, Camille Tréheux est moins inquiète. « Les dérogations sont bien circonscrites et limitées dans le temps, même si le gouvernement aurait pu, compte tenu de l'urgence, enfermer le dépôt des dossiers dans des délais plus courts que dix-huit mois », considère l'avocate.

La nécessité des mesures « commande publique » interroge aussi. Pour Bruno Koebel, directeur général adjoint des services à la Ville et à la métropole de Strasbourg, la dispense de publicité n'est « qu'une nouvelle procédure, qui s'ajoute à d'autres existantes ». Ainsi, dans la métropole alsacienne, les travaux de réparation des bâtiments dégradés ont pu être lancés sur le fondement d'un accord-cadre conclu avant les émeutes par la collectivité.

« Si le gouvernement a souhaité légiférer, c'est que le droit positif n'est pas totalement adapté face à des situations particulières », juge Arnaud Latrèche, alors que les crises se succèdent, donnant à chaque fois lieu à l'adoption de textes spécifiques. Le dispositif post-émeutes en matière d'urbanisme s'inspire ainsi fortement de celui créé pour la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Dans le Code de la commande publique, il existe même un chapitre qui doit permettre d'adapter les règles en cas de « circonstances exceptionnelles »… mais à condition qu'un décret vienne l'activer. Ou quand déroger devient une habitude.

Des initiatives pour épauler financièrement les collectivités

L'exécutif s'est aussi attaqué au nerf de la guerre : une seconde ordonnance du 13 septembre autorise des dérogations au Code général des collectivités territoriales pour faciliter le financement des travaux de reconstruction. D'abord, les attributions du fonds de compensation pour la TVA (FCTVA) seront versées de manière anticipée dès l'année d'exécution des dépenses réalisées pour ces travaux (et non deux ans après).

Ensuite, l'obligation de participation minimale du maître d'ouvrage - fixée à 20 % -s'efface. Les investissements visant à réparer les dégâts liés aux émeutes pourront ainsi être subventionnés jusqu'à 100 %. Enfin, les fonds de concours qui peuvent être versés entre les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre et leurs communes sont déplafonnés. Certaines collectivités ont par ailleurs souhaité soutenir financièrement des communes victimes des émeutes.

C'est le cas de la région Ile-de-France qui a mis en place un fonds d'urgence de 18 M€ à destination des communes et intercommunalités franciliennes. Du côté de la Métropole du Grand Paris, un fonds d'aide de 15 M€ a été créé. Ces coups de pouce s'ajoutent aux aides de l'Etat et aux remboursements des assureurs.

Les dégradations tendent encore les relations collectivités-assureurs

Dommage collatéral des violences urbaines : de nombreuses communes ont reçu au mois d'août des courriers de résiliation de la part de leur assureur. A Arcueil (Val-de-Marne), où les dégâts sont évalués à environ 35 000 euros, l'assureur de la ville, la Smacl, a envoyé une proposition d'avenant pour revoir le montant de la franchise en cas d'émeutes : celui-ci passerait de 1 500 euros à 2 millions !

Et si la commune refuse de signer, l'assureur résiliera son contrat à compter du 1er janvier 2024. Si la Smacl, principal acteur du marché des assurances des collectivités, connaît des difficultés financières, qui sont accentuées par les émeutes - elle doit prendre en charge environ 65 M€ de dommages aux biens -, ce n'est pas le seul assureur à procéder de la sorte.

Ainsi, à Laxou (Meurthe-et-Moselle), c'est Groupama qui résilie le contrat de la Ville à la fin de l'année. La commune lorraine, dont le centre culturel a vu tout son rez-de-chaussée ravagé pendant les émeutes, se voit contrainte de lancer un nouvel appel d'offres pour trouver un assureur. « Notre grande crainte, c'est qu'il n'y ait pas de candidat, indique le maire Laurent Garcia. Nous n'avons pas les reins suffisamment solides pour être notre propre assureur et, le cas échéant, nous devrions réfléchir à fermer certains lieux publics pour diminuer le risque. »

L'édile a d'ores et déjà alerté l'Etat sur la situation de sa commune. Il espère une enveloppe spécifique pour les collectivités touchées par les émeutes. Surtout, il souhaite la tenue d'un Grenelle de l'assurance, réunissant toutes les parties prenantes. Car « les violences urbaines précipitent un phénomène qui n'est pas nouveau », explique Ivan Bourasseau, directeur du département assurances patrimoine santé et collectivités au sein du courtier Verspieren.

« Depuis plusieurs années, la sinistralité des collectivités territoriales ne cesse de se dégrader, du fait notamment de la multiplication des sinistres climatiques d'intensité. Ce marché n'est plus du tout attractif ; tous les assureurs qui interviennent dans ce secteur perdent de l'argent. » Dans ce contexte, les compagnies durcissent leurs conditions financières ou, pire, se désengagent.

« En conséquence, les collectivités ont de plus en plus de difficultés à s'assurer. Par exemple, sur le pourtour méditerranéen, il n'y a presque aucune commune qui parvient à s'assurer », constate le courtier.

%%MEDIA:2398937%%

Abonnés
Analyses de jurisprudence
Toute l’expertise juridique du Moniteur avec plus de 6000 commentaires et 25 ans d’historique
Je découvreOpens in new window
Newsletter Week-End
Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.
Les services Le Moniteur
La solution en ligne pour bien construire !
L'expertise juridique des Éditions du Moniteur
Trouvez des fournisseurs du BTP !