Dans son discours prononcé à Savines-le-Lac le 30 mars dernier, le président de la République a fixé un objectif de - 10 % de prélèvements d'eau en 2030, notamment grâce à la réutilisation des eaux usées traitées (« Reut »). Son plan eau prévoit entre autres (mesure n° 18) qu'en 2024, un appel à manifestation d'intérêt à destination des collectivités littorales pour étudier la faisabilité de projets de Reut sera lancé par l'Etat en partenariat avec l'Association nationale des élus du littoral et le Cerema.
Conformément à la célèbre maxime de Lavoisier selon laquelle « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », la Reut désigne la valorisation, pour un ou plusieurs usages, des eaux résiduaires urbaines ou industrielles après un traitement adapté. Elle peut être destinée à des usages agricoles (irrigation), industriels ou urbains (nettoyage de la voirie, nettoyage de canalisations, arrosage d'espaces verts, etc. ) mais aussi à la consommation humaine (repotabilisation).
Nouveaux usages autorisés. Or, à ce jour, avec moins de 1 % de Reut, la France accuse un retard important par rapport à de nombreux autres pays, alors même que la technologie semble aujourd'hui mature (1) et que les freins réglementaires sont peu à peu levés. En témoigne le relatif aux usages et aux conditions de réutilisation des eaux usées traitées, pris en application de la relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dite loi Agec. Ce décret autorise de nouveaux usages des eaux usées traitées, notamment urbains, comme le lavage de voirie, l'hydrocurage des réseaux, mais aussi pour recharger les nappes.
Cet élargissement des usages possibles d'eaux usées traitées (2) doit faciliter la mise en œuvre de projets « multi-usages » en les rendant économiquement plus viables. Mais cette levée des freins réglementaires ne suffira certainement pas à massifier la Reut dans le cadre de projets multi-usages ; sans doute faut-il aussi que ces projets puissent être développés à grande échelle dans un cadre juridique adéquat.
Les enjeux de structuration juridique pour passer à des projets muti-usages
A ce jour, lorsqu'un producteur d'eaux usées souhaite mettre en œuvre un projet de Reut avec un consommateur, ils doivent conclure une convention qui règle les modalités de la fourniture d'eaux traitées (arrêté du 28 juillet 2022 relatif au dossier de demande d'autorisation d'utilisation des eaux usées traitées). Cela sans que les textes ne prévoient expressément la possibilité pour d'autres personnes que la productrice ou la consommatrice d'eaux traitées d'exercer une activité de Reut, ainsi qu'il ressort en filigrane de la liste des pièces devant être fournies avec la demande d'autorisation adressée au préfet (art. 4 du décret du 10 mars 2022 précité).
Qualité d'exploitant. En conséquence, outre l'autorisation proprement dite de la Reut multi-usages, un premier enjeu de structuration juridique de cette activité consistera à adapter la réglementation en permettant expressément l'exploitation de services de Reut par des personnes ni productrices ni consommatrices d'eaux traitées, mais organisatrices de ces services.
Il conviendra ensuite d'identifier les personnes les mieux à même de porter des projets de Reut multi-usages : opérateurs privés assurément, mais aussi collectivités publiques. S'agissant de ces dernières, l'échelon des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI) et des syndicats mixtes semble a priori le plus pertinent, dès lors que ceux-ci sont déjà chargés de l'organisation des services publics de l'eau et de l'assainissement.
Compétence autonome, ou pas. La question se pose toutefois de savoir si les projets de Reut multi-usages peuvent être rattachés au service public de l'assainissement (3) ou s'ils doivent relever d'une compétence autonome qui nécessiterait, pour être exercée, d'être expressément attribuée par la loi ou transférée par les communes membres (4). C'est là un deuxième enjeu de structuration juridique.
A noter toutefois que considérer la Reut comme une activité annexe au service public de l'assainissement limiterait a priori la ressource d'eaux traitées à celle issue des stations d'épuration publiques et donc les possibilités de massification des projets multi-usages.
Etendue des services. Enfin, la manière dont les services de Reut pourront se structurer juridiquement dépendra du contenu de ces services. En effet, elle diffèrera sans doute selon que le service est limité à des prestations de facilitation ou de mise en relation entre des producteurs et des consommateurs d'eaux traitées (études préalables, par exemple) ou qu'il consiste dans la création d'un réseau d'eaux traitées, avec la réalisation de tous les équipements de traitement nécessaires (5).
Panorama des outils juridiques existants pour la création de services de Reut
En partant du postulat que la massification de la Reut devra passer par une impulsion politique, essentiellement des EPCI et des syndicats mixtes, il convient d'observer que ces derniers disposent d'ores et déjà d'un éventail de solutions juridiques leur permettant d'engager des projets de Reut multi-usages.
Activités privées. Les collectivités locales concernées pourraient d'abord pallier l'absence d'opérateurs privés dans le domaine de la Reut multi-usages en créant des sociétés d'économie mixte locales (SEM) avec des opérateurs existant dans les secteurs de l'eau et de l'assainissement (). De telles initiatives seraient susceptibles de susciter le développement d'activités de Reut de la part d'opérateurs privés, hors champ du service public (6).
Service public. Mais ces mêmes collectivités pourraient également envisager de créer de véritables services publics de Reut. L'existence d'un intérêt public local justifiant une telle démarche fait peu de doute au regard de la carence qualitative ou quantitative de l'initiative privée (voir en ce sens , mentionné dans les tables du Recueil).
De manière classique, un service public de Reut pourrait alors être exploité en régie (7) ou confié à un opérateur privé dans le cadre d'un contrat de la commande publique (contrat de concession ou marché public) [, publié au Recueil].
Si le service de Reut créé se limite à des prestations intellectuelles (études préalables, accompagnement dans la réalisation de projets, etc.), sa mise en œuvre pourrait certainement être organisée à l'échelle d'une seule collectivité. Mais si ce même service implique au contraire de lourds investissements, notamment pour la réalisation de réseaux, sa création devra sans doute s'envisager à l'échelle plus vaste d'un regroupement de collectivités. Sa mise en place pourrait alors justifier la création soit d'une société publique locale (SPL) [, soit d'un syndicat mixte (art. L. 5711-1 et suivants en cas de syndicat mixte fermé et L. 5721-1et suivants en cas de syndicat mixte ouvert).
L'échelon des EPCI et des syndicats mixtes semble a priori le plus pertinent pour mettre en œuvre des projets de Reut multi-usages.
SPL versus syndicat mixte. La création d'une SPL supposerait que chacun de ses actionnaires crée son service public de Reut, puis qu'il le confie par contrat à la SPL (8). L'activité de celle-ci ne permettrait toutefois de mutualiser que les moyens et le savoir-faire, mais pas les différents services publics de Reut de chacun des action-naires, qui resteraient exploités séparément, notamment d'un point de vue financier, ce qui ne faciliterait pas l'atteinte de l'équilibre économique de chaque service.
La création d'un syndicat mixte permettrait, quant à elle, de gérer un seul et unique service à l'échelle du syndicat, dans un objectif d'équilibre économique si de lourds investissements sont nécessaires. Le service pourrait ensuite être exploité en régie ou confié à un opérateur privé.
En définitive, on l'aura compris, si le développement de projets de Reut multi-usages nécessite encore une adaptation de la réglementation, les collectivités locales intéressées par de tels projets disposent d'ores et déjà d'outils utiles à leur mise en œuvre.
Ce qu'il faut retenir
- La massification de projets de réutilisation des eaux traitées (Reut) multi-usages est un objectif, désormais porté par l'Etat, afin de passer de moins de 1 % à 10 % de Reut d'ici 2030.
- La Reut multi-usages nécessite encore la levée de freins réglementaires, non seulement dans les différents usages, mais aussi pour la création de services dédiés indépendants des producteurs et des consommateurs d'eaux traitées.
- Si les EPCI à fiscalité propre et syndicats mixtes peuvent créer des services de Reut multi-usages, encore faut-il d'une part qu'ils en aient la compétence, d'autre part qu'ils définissent le contenu de ces services.
- Les structures juridiques permettant la mise en œuvre de services de Reut existent et leur intérêt peut varier selon le contenu du service : services privés en association avec des opérateurs privés au sein de SEM, services publics à l'échelle d'une collectivité ou d'un groupement de collectivités (au besoin en mutualisant les moyens et le savoir-faire au sein d'une SPL) ou à l'échelle de plusieurs collectivités ou groupements de collectivités au sein de syndicats mixtes.
(1) Sur le plan mondial, l'utilisation de cette technique par l'agriculture, l'industrie et les usages domestiques couvre respectivement 70 %, 20 % et 10 % de leur demande en eau (source : David Ecosse, « Techniques alternatives en vue de subvenir à la pénurie d'eau dans le monde », mémoire de DESS « Qualité et gestion de l'eau », faculté des sciences d'Amiens, 2001).
(2) Un projet de décret relatif aux conditions de production des eaux réutilisées et à leur usage dans les entreprises alimentaires en vue de la préparation, de la transformation et de la conservation de toutes denrées et marchandises destinées à l'alimentation humaine a été soumis à consultation publique du 31 mars au 21 avril 2023.
(3) Il serait en revanche difficile de considérer qu'elle puisse constituer une extension du service public de l'eau dès lors que la Reut n'a pas pour finalité la consommation humaine d'eau potable. Par analogie, la fourniture d’eau brute par les collectivités et groupements de collectivités compétentes en matière d’eau ne fait pas partie du périmètre du service ; il s’agit d’une compétence distincte devant
être transférée et exercée indépendamment du Spic de l’eau (voir en ce sens QE n° 03625, rép. min. publiée au JO Sénat du 2 février 2023).
(4) Seules les communes disposent d'une compétence générale, les EPCI à fiscalité propre et les syndicats mixtes n'exerçant que des compétences qui leur sont attribuées par la loi ou par leurs membres (principe de spécialité).
(5) Par exemple, plusieurs municipalités du Japon et des Etats-Unis ont déjà construit des systèmes de distribution double : eau potable et eaux usées à réutiliser.
(6) A noter que les hypothèses d'un recours au groupement d'intérêt public (GIP) ou au groupement d'intérêt économique (GIE) n'apparaissent pas adaptées à la mise en œuvre de services de Reut à l'initiative de personnes publiques.
(7) Soit sous forme de régie dotée de la seule autonomie financière, soit sous forme de régie personnalisée, un tel service de Reut devant être considéré comme industriel et commercial. Son budget devra donc être équilibré en charges et en recettes et être indépendant du budget principal ou des budgets annexes de l'eau et de l'assainissement.
(8) Un tel contrat étant alors dispensé de mise en concurrence préalable, sous réserve que la SPL remplisse les conditions de la quasi-régie (art.L. 2511-1 à 5 du Code de la commande publique s'agissant des marchés publics et L. 3211-1 à 5 du même code s'agissant des concessions) avec ses actionnaires (ce qui n'est pas automatique : voir en ce sens CE, 6 novembre 2013, « Commune de Marsannay-la-Côte », n° 365079, publié au Recueil).