Christian de Portzamparc, créateur de formes urbaines

Christian de Portzamparc est l'un des rares architectes français à mener depuis longtemps - et avec constance - une réflexion sur la ville et les formes urbaines et, ce qui est plus rare, à confronter sa pensée théorique à la réalité du projet et de l'aménagement urbain tel qu'il se pratique aujourd'hui. Architecte coordinateur de deux quartiers importants en cours de construction à Paris (ZAC de la Porte-d'Asnières et secteur Masséna de la ZAC Paris-Rive-Gauche), il se définit lui-même comme un chef d'orchestre dont le rôle est d'établir la musicalité du quartier projeté. Celui-ci se veut un prototype du concept d'îlot ouvert établi par Portzamparc pour dépasser les antagonismes entre la ville compacte traditionnelle telle qu'elle a existé pendant des siècles (« âge I ») et la ville issue de la pensée moderne et fonctionnaliste qui s'est développée dans l'après-guerre (« âge II »). Le passage de la théorie à la pratique implique un engagement fort de l'architecte dont les principes s'inscrivent souvent en rupture avec les habitudes administratives et les pressions des promoteurs : rues étroites, îlots ouverts accueillant des espaces publics, volumes bâtis utilisant les fractionnements, les plis, se répondant par une utilisation coordonnée des matériaux...

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Vous avez remporté le concours pour la construction du quartier Masséna de la ZAC Paris-Rive-Gauche en 1996, sur la base d'un projet novateur en termes de formes urbaines. Comment le projet progresse-t-il et a-t-il subi des modifications importantes ?

Le projet est bien avancé sur le plan de son installation dans le site. Il y a des projets en chantier, d'autres en étude. Les principes majeurs qui vont générer ce quartier n'ont pas changé depuis le concours en 1996. Sa confrontation avec la réalité montre une vraie souplesse d'adaptation au marché. L'installation de l'université Paris-VII est désormais acquise. Cela conduit à des modifications importantes, comme le maintien de la halle aux blés à côté des Grands Moulins, l'amplification de certains espaces publics piétons. On voit que les principes d'ensemble permettent d'intégrer aussi bien des bureaux, avec des îlots moins ouverts et plus denses, que des logements, une école, des activités, sous une rythmique commune. Les îlots de bureaux sont unifiables ou fractionnables en plusieurs lots avec des passages vitrés, ce qui permet de les commercialiser plusieurs fois.

Quelles sont les principales règles que doivent suivre les architectes d'opérations ?

La règle essentielle vient du principe d'îlot ouvert, qui permet de multiplier les vues et les prises de lumière avec des bâtiments distincts, non mitoyens, et des vis-à-vis en quinconce. A l'époque du concours, on avait montré des scénarios très divers, et les perspectives de rues qui en découlaient faisaient apparaître une variété aléatoire, mais aussi un caractère constant donné par ce rythme alternant vides et pleins, façades hautes et basses. A l'origine, il était prévu des opérations de logements de 100 à 150 unités. Mais, dans la grille de rues que je proposais, rien n'était figé à l'avance. Chaque îlot pouvait être pris en charge par un concepteur différent appliquant les règles. Très vite, la taille des opérations envisagées est descendue à 30 ou 40 logements et il a fallu faire cohabiter 2, 3, ou 4 opérations dans certains îlots. Pour ces opérations, j'ai donc défini des « manteaux trop larges » : je propose un volume constructible plus grand que celui qu'il faut pour réaliser les mètres carrés autorisés, et l'architecte se met comme il veut dedans du moment qu'il satisfait à une certaine surface de façades sur rue. Quand les projets sont connus, on met en place avec les architectes d'opérations une coordination pour gérer les couleurs, les interfaces, les matériaux. On essaie de jouer des contrastes et des différences qui apparaissent entre les bâtiments, d'alterner le zinc, le verre, un enduit gris, du cuivre, un béton blanc, etc. On ne préjuge pas de l'architecture, on assume qu'il y ait des sensibilités diverses avec des bâtiments qui seront plus ou moins réussis. Mais on essaie d'encourager une certaine vitalité architecturale.

Pourquoi avoir imposé des rues très étroites ?

Je voulais obtenir un caractère de ville spécifique, une certaine intimité qui identifie ce secteur par rapport aux quartiers environnants. On ne fait plus de rues étroites à Paris depuis 1830. Avec des rues étroites mais lumineuses, je regagne la densité que je perds avec l'ouverture des îlots. Pour que ces rues soient perceptibles comme des volumes vides, il y a une proportion minimale demandée - de l'ordre de 50 % - de surfaces de façades alignées sur la rue. Je regrette le plafond de hauteur imposé par le POS. On aurait pu, ponctuellement, monter plus haut, avoir des bâtiments plus fins, ce qui aurait produit une meilleure dynamique.

Vous appliquez ici « en vraie grandeur » la figure de l'îlot ouvert, forme urbaine dont vous avez souvent défendu les mérites dans le passé.

L'îlot ouvert, je l'ai dans la tête depuis le concours de la Roquette à Paris en 1974, où j'ouvrais l'îlot, sur la rue et sur les angles. Plus tard, pour l'ensemble des Hautes Formes, déjà dans le XIIIe arrondissement, je voulais des transparences et des connexions très évidentes avec le reste de la ville, des vues proches et des vues lointaines. Les bâtiments étaient bien des objets autonomes, selon l'héritage moderne, et, en même temps, ils généraient un espace urbain perceptible, par les façades communes des parois de l'espace extérieur. Il faut se rappeler que la forme du vide n'était pas une préoccupation dans la théorie de l'époque. Or, le mot « vide » ne signifie pas seulement une absence, mais exprime aussi un contenant. J'évoque souvent à ce propos la phrase de Lao-Tseu : « Ma maison, ce n'est pas le mur, ce n'est pas le sol, ce n'est pas le toit, mais c'est le vide qu'il y a entre ces éléments, car c'est là que j'habite. » Et c'est un lieu à ciel ouvert qui peut être architecturalement défini, au même titre qu'un volume intérieur. Il ne faut pas penser, d'ailleurs, qu'il suffit de tracer une rue et que ça marche tout seul. Il y a des questions de dimensionnements, de tensions, qui se posent comme dans tout morceau d'architecture.

En 1988, pour le concours de la cité technologique Atlanpôle à Nantes, j'ai proposé une grille en îlot ouvert pour accueillir un programme aléatoire de bâtiments : activités technologiques, universités, logements, centres de recherche. L'îlot ouvert permet de faire cohabiter des bâtiments disparates et pose du même coup une question esthétique : la ville doit-elle être réglée toujours par l'harmonie de l'homogénéité et de la ressemblance, qui a façonné nos villes d'Europe pendant des siècles ? Ou peut-on, aujourd'hui, dire que la diversité, voire le contraste entre les bâtiments sont des données contemporaines incontournables dont on peut tirer un intérêt et une vitalité, à condition toutefois que quelque chose les assemble ? Pour le quartier Masséna, il y a une demande de mixité dans le programme de la part de l'aménageur, la Semapa, ce qui exalte beaucoup l'idée d'îlot ouvert.

Pour quelles raisons avez-vous ressenti le besoin de formuler un travail théorique sur l'espace urbain et d'établir une sorte de théorie « alternative » ?

Il y a toujours eu dans l'histoire une vision partagée par les acteurs de ce que devait être la ville. Or, depuis trente ans, il n'y en a plus. L'idée que la ville ne peut se penser qu'à partir des rues domine jusqu'au début du XXe siècle. Quand Palladio décrit la ville idéale, il décrit comment doivent être les rues - longues, droites, larges -, mais ne dit pas que la ville doit avoir des rues, c'est une chose qui va de soi. Et soudain, il est devenu évident que la ville ne devait plus se penser à partir des rues. C'est très étonnant. C'est pour ça que j'ai parlé de deux âges de la ville : c'est une façon didactique et polémique d'attirer l'attention sur la relativité des concepts, et sur cet héritage contradictoire né de l'explosion urbaine. Il y a eu un consensus bimillénaire sur cette ville à rues et seulement trois ou quatre décennies - en gros entre les années 40 et les années 80 -, selon les continents, de villes sans rues. L'urbanisme de cet âge II s'est vulgarisé et répandu pratiquement dans le monde entier parce que son schéma libérait l'efficacité industrielle. Mais il y a bien eu une vision théorique qui a légitimé les pratiques. A partir des années 70, c'est la crise, on entre dans l'incertitude, la régression prudente à la ville traditionnelle d'un côté, et le refus de la planification de l'autre. Pour dire ce passage et ajouter qu'aucun retour aux âges I et II n'était pensable, j'ai nommé ce temps l'âge III. C'est maintenant. L'âge III n'est donc pas du tout une idée naïve de ville enfin réussie, mais cette fin du modèle universel. Et c'est une époque neuve, où tout va très vite, où l'urbanisme est plus difficile que jamais. Voilà qui provoque une nécessité de comprendre, pour voir si, après avoir cru que l'on pouvait planifier et prévoir, dompter le hasard, on peut au moins encore ruser contre la fatalité du destin.

Comment expliquez-vous être l'un des rares architectes en France à vous intéresser encore à cette question de la fabrication de la forme urbaine, thème que beaucoup ont abandonné ?

Je ne pense pas être le seul à m'intéresser à la forme de la ville, loin de là. Tous ceux qui font de l'urbanisme sont, de gré ou de force, pris par cette question, et doivent prendre des décisions opérationnelles sur des infrastructures qui entraînent des formes. Mais, il faut chercher des mécanismes nouveaux de la fabrication de ces formes. On ne peut plus travailler avec les outils réglementaires traditionnels ou les plans-masses. Dans les années 70, il y avait deux clans opposés : ceux qui, refusant l'urbanisme moderne, mais aussi toute architecture moderne, prônaient un retour à la ville classique et ceux qui ont voulu se concentrer sur l'objet architecture, pensant que la ville se ferait toute seule, et que toute planification était dépassée. Entre les deux, il restait un vide théorique sur lequel je travaillais, sans être vraiment compris ni même entendu, surtout en France. Ma position a reçu plus d'échos à l'étranger - moins de préjugés, plus de curiosité - notamment en Italie, aux Etats-Unis ou au Japon.

Plus récemment, j'ai travaillé sur un quartier sud de Sao Paulo au Brésil, avec des îlots ouverts. J'ai montré que ce quartier pouvait accueillir les immeubles standard du marché, tel qu'il existe là-bas. Faire des îlots ouverts, c'est reconquérir dans une forme nouvelle une chose très importante, la rue, l'espace commun. Au Brésil, la tendance lourde est de faire des condominiums fermés, sécuritaires, où l'espace public est confisqué, soustrait à la collectivité. Or, la rue doit être un endroit où tout le monde peut se côtoyer, un apprentissage de l'autre qui est le fondement de la vie en société. Sinon on fabrique des zones riches très protégées et une majorité de zones pauvres où la police n'ose plus aller.

MAQUETTE, DESSIN, PLAN :

Pour le quartier Masséna, Christian de Portzamparc a établi des principes peu contraignants sur le plan architectural, mais très précis sur le positionnement et l'articulation des volumes bâtis.

A gauche, croquis et maquette de principe montrant les variations des hauteurs, les ouvertures, le passage des vues et du soleil, et les deux formats d'îlots ouverts retenus (90 x 60 m et 90 x 35 m).

Ci-contre, plan de situation en bord de seine et à proximité de la bibliothèque nationale de france.

DESSINS :

Dans les quinze dernières années, Christian de Portzamparc a travaillé sur différents dispositifs urbains reprenant la figure de l'îlot ouvert.

A gauche, projet pour Atlanpôle (1988) ; en haut, Projet pour la porte d'Asnières (en cours de réalisation) ; en bas, projet à Sao Paulo.

MAQUETTE, DESSINS

Maquette du quartier Masséna montrant la disposition en «quinconce» des bâtiments. à gauche, images de synthèse montrant l'alternance des volumes sur les rues étroites (12 mètres de largeur).

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