Reportage

Biennale de Venise : l'Afrique, laboratoire du futur

La 18 Mostra d'architecture, dirigée par Lesley Lokko et présentée jusqu'au 26 novembre prochain dans les Giardini et l'Arsenale de la cité lagunaire, met à l'honneur les concepteurs africains.

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Du jamais-vu. Pour la première fois en 18 éditions, la Biennale de Venise, en Italie, braque les projecteurs sur l'Afrique lors de sa Mostra internationale d'architecture, ouverte au public jusqu'au 26 novembre 2023. Plus de la moitié des 89 personnalités invitées à exposer leurs travaux dans les corderies de l'Arsenale et le pavillon central des Giardini sont originaires de ce continent ou appartiennent à la diaspora. Les plus connus étant Francis Kéré, lauréat du Pritzker Prize 2022, qui vit à cheval entre l'Allemagne et le Burkina Faso, et David Adjaye, qui transite entre le Royaume-Uni, le Ghana et les Etats-Unis.

Celle qui incarne cette révolution africaine s'appelle Lesley Lokko. Née en 1964 de parents ghanéen et écossais, cette architecte, enseignante et romancière est la commissaire générale de l'exposition. Elle a été nommée à ce poste en décembre 2021 par Roberto Cicutto, le président de la Biennale de Venise (voir image ci-contre) . « C'est une femme forte, tenace, qui fait de l'architecture l'un des plus importants sujets de recherche pour répondre aux besoins de l'humanité », considère-t-il. Lesley Lokko a voulu faire de son exposition un « laboratoire du futur », en n'oubliant surtout pas le passé, celui du colonialisme, de l'esclavagisme et de l'exploitation des terres africaines sous toutes ses formes. « Dans cette histoire complexe qu'il faut recoudre, les architectes ont un rôle déterminant à jouer, remarque-t-elle. De nombreux participants à la Biennale ont essayé de traduire le passé en présent, et les projets en futur, dans une puissante dynamique d'avenir. L'Afrique est un continent jeune où la majorité des habitants ont la plus grande part de leur vie devant eux, avec beaucoup de choses à construire. » Les besoins en logements et en infrastructures de cette population en forte croissance sont tellement présents que le patrimoine semble, lui, relativement absent, comme le souligne Aziza Chaouni, architecte originaire du Maroc, qui a toutefois réussi à rouvrir un cinéma servant d'entrepôt à Dakar (Sénégal). « Les gens sont plus sensibles aux croyances qu'aux bâtiments qui perdurent », explique son confrère ivoirien Issa Diabaté. Il n'est pas rare de voir des édifices de deux ou trois niveaux rasés, sans trop de considération, et remplacés par des immeubles de douze étages. « En Côte d'Ivoire, certains propriétaires n'ont pas conscience de l'intérêt de leur patrimoine, remarque-t-il. En revanche, ils connaissent le coût du foncier. Et il leur arrive de céder face à des promoteurs, par exemple en cas de successions compliquées. »

Tradition orale. L'Afrique à la Biennale de Venise, c'est aussi un changement dans la représentation de l'architecture. Cette année, pas ou peu de maquettes, plans ou coupes, mais de fascinants tissus, tressages, imprimés et collages. A cela s'ajoutent les innombrables voix enregistrées de femmes et d'hommes racontant leurs parcours et rappelant la tradition orale des griots. Cette forme de légèreté des installations correspond à l'ambition de la Mostra de limiter son impact sur l'environnement. « Nous avons réemployé et adapté le cadre de la précédente Biennale d'art de Venise, détaille Lesley Lokko. Nous avons aussi demandé aux participants de toucher le moins possible aux corderies de l'Arsenale et au pavillon central des Giardini. Bien qu'il n'y ait certainement pas de carbone zéro, l'utilisation d'écrans, de films, de projections et de dessins à la place de maquettes et d'artefacts donne un ton différent. »

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Il ne faut pas oublier le passé, celui du colonialisme, de l'esclavagisme et de l'exploitation des terres

La seule fausse note dans cette remarquable exposition a été relevée par Roberto Cicutto, qui a déploré que « la fête soit gâchée » par l'absence de trois collaborateurs ghanéens de l'équipe de la commissaire générale. Ces derniers n'ont pas réussi à obtenir de visa pour entrer sur le territoire italien. Le président de la Biennale voit dans ce regrettable épisode « une contradiction avec le message que la manifestation veut faire passer, celle d'une collaboration entre le Nord, l'Occident et l'Afrique ». Lors de la conférence de presse pré-inaugurale, Lesley Lokko a comparé ce refus de visa à « une politique de l'ombre ». Elle a ajouté : « Je n'ai cessé de le répéter depuis le début de ce projet extraordinaire, l'intention de cette exposition n'est pas de remplacer, mais d'augmenter, de s'étendre, et non de se contracter, d'ajouter, et non de soustraire. »

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« Donner une seconde vie au patrimoine est une bataille », Aziza Chaouni, architecte-ingénieure, fondatrice de l'agence Aziza Chaouni Projects à Fès (Maroc) et Toronto (Canada)

Transmettre l'histoire de l'architecture moderne postcoloniale, en Afrique de l'Ouest francophone, me paraît essentiel. Cela passe par la voix. Dans un documentaire diffusé à Venise, et disponible sur le site web modernwestafrica. org pour les 99 % d'Africains qui n'ont pas les moyens de s'y rendre, j'ai voulu donner la parole aux bâtisseurs et utilisateurs de trois sites sur lesquels j'interviens en rénovation. Il s'agit du complexe thermal de Sidi Harazem au Maroc, du Centre international du commerce extérieur du Sénégal à Dakar et de la Maison du peuple à Ouagadougou au Burkina Faso, dont les architectes ont tous été formés aux Beaux-Arts de Paris. Ces constructions en béton des années 1960-1970, innovantes par leur mélange d'architecture vernaculaire et de style international, ont aujourd'hui tendance à être considérées comme moches. En partie abandonnées, certains jugent qu'il faudrait les raser et en bâtir de nouvelles. Pour eux, donner une seconde vie au patrimoine du XXe siècle, ça n'existe pas. Le réhabiliter est donc une bataille d'activistes à mener avec les propriétaires des sites, les parties prenantes de la communauté et de jeunes créatifs. Un vrai laboratoire pour le futur. »

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« J'ai bon espoir de bâtir des logements abordables en terre crue », Doudou Deme, ingénieur, codirecteur de l'entreprise Elementerre à Dakar (Sénégal)

« L'an dernier, j'ai reçu un e-mail m'invitant à exposer à la Biennale de Venise. Je n'ai pas compris car je ne suis pas architecte mais ingénieur. Je codirige depuis 2010 Elementerre, une entreprise de construction installée près de Dakar (Sénégal), qui a notamment fourni les briques des bâtiments édifiés là-bas par les agences Adjaye Associates et Kéré Architecture. J'apparais dans le film “Elementerre”, produit par Nzinga Biegueng Mboup et réalisé par Chérif Tall, projeté à l'Arsenale. Je voulais que la construction en terre crue, à laquelle j'ai été formé au sein du laboratoire de recherche CRAterre à Grenoble, y soit le sujet principal. Au Sénégal, il existe quatre cimenteries, donc le béton est disponible partout. Les riches Sénégalais l'utilisent pour se faire bâtir des villas avec piscine, en prenant les pays du golfe Persique comme modèles de réussite. L'architecture en terre, ils ne s'y identifient pas. Je souhaite devenir promoteur immobilier, car j'ai bon espoir de pouvoir bâtir des logements abordables, confortables et compétitifs avec cette matière première. Elle sera employée sous forme d'adobe dans le nord du pays et de bauge dans le sud pour s'adapter au climat local. Un premier projet est en cours d'étude sur une parcelle de 2 ha à Thiès, près de Dakar. Il s'agit de maisons en bande, ventilées naturellement, implantées autour d'un grand parc. Le Sénégal a besoin de nouveaux logements, au moins 15 000/an. Car le déficit s'élève actuellement à 300 000 unités, dont la moitié rien que pour la capitale. »

 

« Un développement urbain alternatif et universel est possible », Issa Diabaté, architecte, cofondateur de l'agence Koffi & Diabaté à Abidjan (Côte d'Ivoire)

Quand Lesley Lokko m’a proposé de réfléchir aux questions de décolonisation et de décarbonation dans le cadre de la Biennale de Venise, j’ai tout de suite accepté. Car ces interrogations sont proches de l’ADN de l’agence d’architectes développeurs que je codirige avec mon associé Guillaume Koffi à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Cette ville a hérité de la période coloniale son organisation urbaine hypercentralisée, qui n’est plus adaptée à la croissance démographique galopante et à la nécessité de réduire l’empreinte carbone quotidienne. En allant observer les villages autour de la capitale, nous avons vu que la population construit avec les matériaux locaux, cultive ce qu’elle mange et se déplace peu, ce qui aboutit de fait à un urbanisme durable. A partir de ce modèle villageois, nous avons conçu un projet qui pourrait démontrer qu’un développement urbain alternatif et universel est possible. Situé à 30 km de la capitale, il a été élaboré en concertation avec les 6 000 habitants d’Ebrah, qui fournissent le terrain de 416 hectares sur lequel sont prévus 11 748 logements et 124 ha d’espaces verts. L’idée consiste à monter en puissance sur les questions de durabilité, de proximité, de solidarité, d’accessibilité, de mobilité douce et de production locale de nourriture et d’énergie, tout en préservant l’environnement naturel. Autant de sujets qui s’imposent désormais à tous, en Afrique et partout ailleurs. »

 

« Il faut accroître la visibilité des femmes noires architectes », Neba Sere, architecte, codirectrice du réseau Black Females in Architecture à Londres (Royaume-Uni)

« Au Royaume-Uni, les femmes noires architectes représentent moins de 1 % de la profession. Il fallait accroître leur visibilité. C'est pourquoi, avec Akua Danso et Selasi Setufe, nous avons fondé Black Females in Architecture en 2018 à Londres, un réseau de praticiennes qui compte aujourd'hui 450 membres à travers le monde (Accra, Lagos, New York, Manchester, etc.). Pendant nos études, les modèles cités en référence par nos professeurs s'appelaient Le Corbusier ou Mies van der Rohe. Nous voulions en trouver d'autres qui nous ressemblent. La première à qui nous avons parlé a été Lesley Lokko, devenue depuis notre mentor. Avec son laboratoire du futur à la Biennale de Venise, elle va aider toute une jeune génération de femmes noires à avoir plus confiance en elles et à proposer leur vision pour l'avenir, qui sera forcément différente de celle de l'homme blanc qui dominait jusqu'alors. »

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