Bernard Reichen, architecte et urbaniste, qui recevra le Grand prix de l’urbanisme le 28 novembre.

«Vers la conception de la ville-territoire»

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Le métier d’urbaniste « L’intelligence du territoire doit pouvoir s’exprimer par le dessin »

Une distinction s’est faite en France entre les architectes qui font de l’urbanisme et les urbanistes qui travaillent sur le territoire. Les professions s’opposent. Les uns vont vers la forme urbaine, les autres vers la planification. Et on s’est habitué à l’idée que l’une se dessine et l’autre se cartographie. Or, dans un monde où l’image prend une place toujours plus grande, je considère que le visible touche toutes les échelles spatiales. Ne pas dessiner le territoire conduit à un niveau d’abstraction tel que plus personne n’adhère au projet. Il ne s’agit pas d’étendre le domaine de l’architecture à l’échelle du territoire : ce ne sont pas les mêmes enjeux, ni les mêmes natures de questions. Mais l’intelligence du territoire doit pouvoir s’exprimer par le dessin. Entre les champs disciplinaires et les limites de compétences, il faut bien reconnaître qu’il y a un chaînon manquant : c’est celui d’un travail pré-opérationnel, à l’échelle du millier d’hectares, entre la planification (10 000 ha) et le projet urbain (50-100 ha). Cette échelle de 1 000 hectares est celle où on peut établir un véritable process de développement durable, où on peut dégager des lignes de forces, des invariants, où on peut relier protection et développement du territoire dans un même concept au lieu de les séparer. Dans notre travail sur le Scot de l’agglomération de Montpellier, c’est cette échelle-là qu’on a voulue identifier, avec la définition de zones d’enjeux qui reprennent les problématiques générales du Scot mais en les traduisant par des modes d’expression pré-opérationnels. Ces études co-dirigées par l’agglomération et les communes concernées servent à divulguer l’esprit du Scot à l’échelle du projet urbain, au-delà du cadre réglementaire des PLU.

Urbanisme de produit, urbanisme de projet « L’urbanisme doit éviter d’aller au plus facile »

Le zonage et le goût des modèles hier, le fractionnement, la spécialisation ou l’esprit sécuritaire aujourd’hui, concourent à une division de la ville en produits urbains. Comme tous les produits finis, leur capacité d’évolution dans le temps est faible. Les grands ensembles, produits d’Etat, comme les centres commerciaux, produits privés, montrent les tendances de l’urbanisme à aller au plus facile. Même l’architecture signée devient en elle-même un produit : «Construisez-moi un Guggenheim !» demandent les maître d’ouvrage. Ce mouvement est loin d’être fini, l’éclosion des « gated communities » en témoigne. Or c’est la négation de l’idée d’une ville partagée, le fondement de notre culture urbaine. Le grand projet des prochaines décennies, ce sera l’urbanisme lui-même dans une vision « arborescente », tissant de nouveaux liens entre les territoires. Les chantiers de tramways en sont la préfiguration.

Ville et nature « Il est urgent d’établir un contrat ville-nature à l’échelle des agglomérations »

Il faut inverser le regard : ne plus partir du centre de la ville en considérant la nature environnante comme un espace de conquête mais partir de la nature en la regardant comme le partenaire des nouveaux développements urbains. Dans la pensée moderne, on a séparé les notions de développement du territoire et celle de sanctuarisation. Si on n’arrive pas à établir un nouveau contrat entre la ville et la nature, la nature restera une éternelle valeur d’ajustement de l’urbain, le lieu de production de l’étalement de la ville. Etablir un contrat ville-nature à l’échelle des agglomérations et le décliner en échelles d’intervention est donc d’une urgence absolue. Car le risque est de laisser l’urbanisme s’épuiser dans l’analyse. L’analyse sert à vérifier des hypothèses, des orientations, mais quand elle est trop poussée, trop centrée sur elle-même, elle devient inhibitrice, tournée vers le passé et la protection du territoire. Avec pour conséquence de concevoir le développement durable comme un règlement, alors que c’est d’un projet dont nous avons besoin.

Grands ensembles « On ne peut pas réparer les grands ensembles avec un retour à la ville ancienne »

Parler de projets de ville à propos de la restructuration des grands ensembles est un abus de langage. Il y a là un problème de vocabulaire. Au lieu de parler de projets territoriaux, dans lesquels les grands ensembles auraient leur place, on a parlé de politique de la ville en fabriquant un syndrome et on a établi une confusion dans les esprits entre « projets de ville » et « projets grands ensembles ». Or les grands ensembles ont connu des réussites. Dans le cas de Metz-Borny, où l’on travaille, la cité construite par Dubuisson est un travail urbain réel, pratiquement exemplaire. Mais lorsque, avec le temps, s’y sont greffés des problèmes de peuplement, de mono-fonction, tout est apparu négatif, y compris la forme urbaine. Il faudrait avoir un peu plus de discernement. Les grands ensembles doivent être considérés comme le premier maillon de la ville hors-les-murs, de la ville territoire. Ce maillon a été conçu après-guerre, sur des hypothèses en partie d’avant-guerre qui sont aujourd’hui évidemment obsolètes en regard de la formidable évolution des modes de vie. Et ce n’est pas normal qu’on ait mis autant de temps à traiter cette obsolescence. Mais si on veut réparer ce premier maillon de la ville territoire, on ne peut pas le traiter avec un imaginaire de retour à la ville ancienne. La ville-territoire, c’est la mobilité, le désenclavement, un rapport nouveau à la nature, la fluidité de l’espace. C’est aussi une autre façon de travailler, d’autres formes de sociabilité et une autre politique d’éducation.

Friches « Parler de l’avenir d’un site industriel reste tabou, tant que l’usine n’a pas fermé »

La question est d’arriver, sur les espaces en déprise – friches industrielles, mais aussi grands ensembles… – à créer des valeurs économiques de premier rang. C’est extrêmement difficile. Le plus souvent, on crée de la zone franche, on fait un urbanisme d’accompagnement – ou de soins palliatifs – différent de l’urbanisme de développement. La société a changé dans les trente dernières années à une vitesse vertigineuse et l’espace est toujours en retard. Parler de l’avenir d’un site est tabou tant que l’usine n’a pas fermé. Les choses se précipitent une fois que l’usine a fermé et c’est un peu trop tard. Nous sommes en charge d’un projet sur un ancien site industriel à Seraing en Belgique, où ont été libérés 800 hectares. Il y a une cokerie extrêmement polluante conservée au milieu du site, parce que le marché du coke se porte bien. Mais il n’y a plus d’activités autour : c’est-à-dire que pour garder 200 emplois, on hypothèque le développement d’une ville entière. Notre master-plan a pour but d’établir les règles de négociation entre la ville, l’industrie et la population. C’est assez formidable de bâtir un projet urbain physique qui soit en même temps le lieu de la négociation. Que des formes urbaines puissent en naître est une expérience stimulante qui dépasse largement le principe d’un dessin urbain.

Ville et le commerce « Trouver une valeur plus pérenne que le simple retour sur investissement »

Le commerce est devenu un outil pour retrouver une centralité, notamment dans les villes moyennes. C’est un champ d’expansion pour la grande distribution mais aussi une réponse à des consommateurs plus ludiques: c’est le règne du «fun shopping», qui agrège aux centres commerciaux, des loisirs, du cinéma, de la musique… Le commerce est un élément intéressant parce qu’il a peu d’inertie, il fonctionne très vite. Les promoteurs de centres commerciaux se sont tous mis à la ville. Les maires ont compris que c’était un outil. Toute la question est de pouvoir bâtir la médiation entre privé et public pour que l’urbain soit une valeur reconnue par les deux parties : trouver une valeur pérennisable, c’est-à-dire de plus longue durée que le simple retour sur investissement. C’est ce qu’on essaye de faire à Mulhouse, Saint-Nazaire, Saint-Brieuc, Le Havre…

Pour ceux qui veulent faire du commerce dans la longue durée, l’urbain est un mode de réassurance, un mode de pérennisation de la fonction commerciale. Mais il n’est pas impossible que dans les prochaines années, les centres commerciaux de périphérie qui voudront se moderniser deviennent des lieux urbains. Soit le commerce va à l’urbain, soit l’urbain vient à lui.

Rapports public-privé « L’urbanisme ‘‘concédé’’ est la grande évolution de nos pratiques»

L’urbanisme « à la française », du moins tel qu’on l’imagine dans le reste de l’Europe, est basé sur la maîtrise publique et le rôle d’un Etat redistributeur de la richesse nationale. Une culture de la dotation régie par une procédure unique en Europe : la déclaration d’utilité publique. C’est en quelque sorte un urbanisme de stocks. Mais la réalité est déjà différente. De décentralisation en régionalisation, l’Etat a changé de statut et les réalités économiques imposent d’autres façons de faire. L’urbanisme a été gagné par une logique de flux qui n’est plus basé sur la redistribution mais sur l’idée de captation d’hypothèses de richesse. C’est un constat plus qu’un point de vue mais il implique un profond changement de méthodes et de mentalités : l’urbanisme « concédé » est la grande évolution de nos pratiques.

Apprendre à concevoir cet urbanisme sans maîtriser les sols, une voie ouverte par la loi SRU, construire des partenariats où le dessin urbain sera forcément un art partagé et resituer la notion d’intérêt public dans ces processus, c’est la voie dans laquelle nous sommes engagés.

C’est une démarche largement facilitée quand les valeurs de localisation sont déjà constituées et attractives pour le secteur privé mais le processus est à inventer quand la valorisation des territoires est à construire. Avec en premier lieu la question des grands projets de ville où le relais par le privé pour constituer de nouveaux bassins économiques est le plus évident. L’argent public devrait être le déclencheur de l’action privée : l’inverse d’une culture de la dotation.

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