Certaines réputations ont la peau dure, et la France ne manque pas d’étiquettes dont elle peine à se départir : parmi elles, celle, peu flatteuse, d’être un enfer administratif où le simple s’efface systématiquement derrière le complexe.
L’industriel américain Interface, qui vend ses revêtements de sols modulaires dans plus de 100 pays, et présent sur notre sol depuis 1994, appuie cette thèse.
L’incitatif et la contrainte
Engagé de longue date dans la décarbonation de ses produits fabriqués dans six usines, de l’Irlande du Nord à la Chine, le groupe fondé par Ray Anderson a pu noter les différences de trajectoires empruntées par la majorité des pays, dont le sien et la France. En effet, alors que la plupart d’entre eux perpétuent le modèle des normes environnementales incitatives et non-contraignantes – Leed pour les USA, Breeam au Royaume-Uni –, nous autres sommes passés à une réglementation obligatoire assortie d’un objectif d’atteinte de la neutralité carbone en 2050, conformément aux directives de l’Union européenne.
De cette spécificité française découle le dédale administratif et normatif perpétuant les préjugés qui nous collent à la peau. « Le problème n’est pas tant la réglementation que les documents nécessaires pour justifier d’une performance environnementale », relève Didier Poisson, chargé d’affaires chez Interface. « Avec HQE [label français préexistant à la RE2020, sur le modèle de Leed et Breeam, NDLR], il fallait justifier d’impacts environnementaux globaux et fournir des données dont nous disposions pour les attester. Aujourd’hui, tout a changé. »
Totem unique
Aux Etats-Unis, les produits, pour se voir décerner le label Leed, doivent fournir un « Environmental product declaration » (EPD), un « document qui communique de manière transparente la performance ou l’impact environnemental de tout produit ou matériau tout au long de son cycle de vie », résume-t-il. Ce document, valable à l’international, se heurte cependant à la réglementation française. Cette dernière a érigé la Fiche de déclaration environnementale et sanitaire (FDES) comme le totem unique attestant du poids carbone de tel ou tel produit.
« La FDES, conçue par le CSTB, présente une méthodologie similaire à l’EPD, ne différant d’elle qu’à la marge, sur certaines hypothèses de calcul, comme celui de la consommation du mix énergétique, entre autres variations », poursuit Didier Poisson. « En France, s’il veut se conformer à la RE2020, un industriel doit fournir une FDES, l’EPD n’étant pas reconnue en tant que telle pour justifier d’un poids carbone. Pour nous, cela pose un problème d’homogénéité entre nos différents marchés d’implantation. »
De six mois à un an
D’autant plus que la France est, comme on l’a vu, un marché historique pour Interface, à défaut d’être le plus conséquent. « Cela reste une spécificité régionale par rapport à la vision globale, fortement internationale, de l’entreprise », précise son chargé d’affaires.
Néanmoins, l’américain s’acquitte de ses obligations administratives. Et c’est là que le plus dur commence. « La mise en place de la RE2020 a conduit à une forte demande de la part des industriels pour générer des FDES, nécessitant l’accompagnement de bureaux d’études, l’intervention de certificateurs ACV (analyse du cycle de vie) mandatés, qui sont en nombre insuffisant par rapport à la demande, ce qui rallonge les délais d’évaluation et de certification. » En moyenne, Didier Poisson estime que la durée pour obtenir une FDES pour un industriel est comprise entre six mois et un an.
La flexibilité américaine
Autre complexité : la multiplication des FDES requises, parfois pour deux mêmes produits présentant des dissemblances marginales. « La loi en réclame un par produit, et si une seule variable est différente, par exemple un poids de fibre différent, il va falloir en produire une autre, ce qui ajoute à la lourdeur des process », se désole Didier Poisson. « Les bureaux d’études réclament des FDES individuelles et nominatives, même si les variations sont parfois très légères entre deux gammes (…) Tout cela est beaucoup plus automatisé et flexible aux Etats-Unis. »
Ce qui fait dire à Interface que plus une entreprise pousse le curseur de l’innovation, plus elle est embrigadée dans de nouveaux méandres administratifs, devant produire encore plus de données et fournir davantage de documents. Faute de pouvoir être dégraissé, ce « mammouth » normatif, dixit Didier Poisson, s’impose comme une contrainte incontournable. Chronophage. Coûteuse. Mais indispensable. Et ça n’est pas près de s’arrêter.
Variable d’ajustement
« Plus les seuils d’exigence vont baisser, notamment après la RE2028 et la RE2031, plus l’exigence et la complexité pour les constructeurs et les bureaux d’études afin de trouver des solutions bas carbone va augmenter. » Les moquettes proposées par Interface n’étant qu’un élément parmi d’autres dans le processus de construction d’un bâtiment, les maîtres d’ouvrage seront d’autant plus attentifs au référencement des produits afin de combler l’impact carbone incompressible du gros œuvre et de la charpente.
D’une certaine manière, les moquettes et autres ornements d’intérieur constituent une variable d’ajustement, peut-être minime mais pouvant conditionner l’étiquette énergétique d’un bâti. D’où l’intérêt pour Interface et l’ensemble des acteurs de produire des FDES pour l’ensemble de leurs gammes, sous peine de voir les débouchés se tarir…
« La France est l’un des seuls pays à avoir mis en place une réglementation carbone pour faire bouger le marché, conclut Didier Poisson. Si l’initiative est louable, le manque de souplesse dans le déclaratif, un problème typiquement franco-français, n’aide pas les industriels que nous sommes au quotidien. Une simplification serait bienvenue ! »