Tertiaire : l'immobilier dans la tourmente verte

La réglementation européenne classifie les activités dites durables. Faute de compréhension, de ressources humaines et d'outils fiables, toute la chaîne de valeur est fortement perturbée.

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Des professionnels concernés, mais dans l’expectative
Des professionnels concernés, mais dans l’expectative

Jusqu'à quand allons-nous continuer à dire aux investisseurs qu'il n'y a pas de problème de valorisation [des immeubles tertiaires, NDLR] quand le plan de travaux de nos actifs dépend d'une réglementation que nous ne comprenons pas ? Le 14 février dernier, dans le cadre d'un débat organisé par la start-up Sitowie, Xavier Lépine, président de l'Institut de l'épargne immobilière et foncière (IEIF) et ancien patron de La Française, société de gestion d'actifs, a mis les pieds dans le plat. Il faut dire que les résultats de l'enquête menée par la jeune pousse (voir ci-contre) ont de quoi inquiéter toute la chaîne de valeur de l'immobilier.

La réglementation qui s'applique à l'immobilier, et surtout à son verdissement, foisonne. Au dispositif Eco Energie Tertiaire (l'ex-décret tertiaire) et à la loi Climat et résilience, s'ajoutent la taxonomie européenne et la directive CSRD, qui obligera les entreprises à publier leur reporting extra-financier, en fonction de leur taille. Or, les sondés le reconnaissent : ils s'estiment trop peu informés (voir graphique ci-contre). « La régulation européenne est entrée en vigueur dans le quotidien des professionnels bien plus rapidement qu'habituellement », pose Loïs Moulas, directeur général de l'Observatoire de l'immobilier durable (OID). Pour rappel, la taxonomie classe les activités économiques favorables à l'environnement pour orienter les flux financiers vers elles. L'immobilier, qui représente environ 40 % des consommations énergétiques à l'échelle européenne, et 36 % des émissions de carbone, n'y échappe pas. La réglementation s'applique entre autres aux activités de construction, de rénovation, d'acquisition et de gestion des bâtiments. Dans le neuf, l'alignement sur la taxonomie verte européenne est « relativement simple » dans la mesure où il suffit de respecter la RE 2020 obligatoire. Pour les activités d'acquisition et de gestion d'immeubles résidentiels ou tertiaires, en revanche, « les critères sont plus difficiles à appréhender et à respecter pour les acteurs, explique Loïs Moulas. Etre dans le Top 15 [des immeubles les moins consommateurs d'énergie, NDLR] ou disposer d'une étiquette A sur le DPE, cela pose la question du référentiel, dans un contexte où la directive EPBD qui définit le DPE est en cours de révision. »

Pour tenter d'atteindre les meilleures performances en réduisant les consommations, en isolant et en décarbonant, il faut d'abord savoir d'où l'on part. Et, dès cette étape, tout se complique. « Si les directeurs RSE publient des données ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) depuis plus de dix ans, leur fiabilité n'a jamais été autant remise en cause qu'aujourd'hui, poursuit Loïs Moulas. L'essor de la PropTech a permis la massification de la collecte de données, pas leur fiabilisation. Or, c'est un point critique de la bonne applicabilité de ces mesures et de leur efficacité. » Plusieurs problèmes se posent alors. Si près de 65 % des professionnels interrogés par Sitowie affichent bien une feuille de route « qui les aide à piloter efficacement » leur activité au regard des critères ESG, près de la moitié des sondés n'ont pas les ressources humaines adéquates pour la suivre. Ni d'indicateurs de performance. Autre souci : lorsqu'un grand propriétaire fait intervenir une start-up pour mesurer et suivre la consommation énergétique de ses actifs, il n'est pas rare qu'il découvre d'énormes trous dans la raquette. Des périodes entières peuvent manquer. Ou même des surfaces, parce que les lots sont occupés par un locataire n'ayant pas autorisé l'accès aux données.

Le difficile déploiement de la plateforme Operat illustre bien les choses. Dans le cadre du dispositif Eco Energie Tertiaire (qui vise à réduire les consommations énergétiques du parc tertiaire de 40 % d'ici à 2030), les assujettis (propriétaires et utilisateurs) avaient jusqu'au 30 septembre 2022 pour remonter les informations de consommation énergétique de leurs locaux. Ils ont obtenu un délai jusqu'à la fin 2022. Parce qu'à la date fatidique, seulement 150 millions de m² étaient renseignés, sur 500 millions de m² estimés de parc tertiaire assujetti.

Investissements en berne. Dans le brouillard, les investisseurs qui veulent systématiser l'application des critères ESG dans leur stratégie patrimoniale - à hauteur de 81 %, selon une étude de CBRE (voir page suivante) - ne savent pas quoi acheter. Ni à quel prix. Résultat, ils lèvent le pied. Et les volumes d'investissement dans l'immobilier d'entreprise plongent. En 2019, 25,5 Mds € étaient injectés en Ile-de-France, contre 15 Mds € l'an passé, selon le groupement d'intérêt économique Immostat. En 2023, la tendance devrait se poursuivre. Toujours selon l'étude de CBRE, seulement 28 % des investisseurs sont prêts à acheter plus (contre 60 % en 2022). Les vendeurs aussi sont perdus : 20 % n'ont aucune intention de vendre, et 29 % comptent vendre moins. « La correction des prix sera un facteur clé dans la reprise du marché », peut-on lire dans l'étude. Mais pour savoir de combien décoter, encore faut-il pouvoir analyser. Et dans l'idéal, réussir à modéliser la valeur verte, ou son pendant, la décote brune, de chaque immeuble.

Alors le marché s'organise. « Suite à la prise de conscience généralisée, de très nombreuses formations ont été lancées en 2021. Et en 2022, nous avons vu fleurir les grilles ESG, se souvient Gwenola Donet, responsable de la commission communication et réseaux sociaux de l'Association française des sociétés d'expertise immobilière (Afrexim). Nous avons donc mis sur pied un groupe de travail pour créer un langage commun permettant d'apprécier les critères ESG sur les actifs immobiliers. Cette grille [publiée en février dernier, NDLR] est constituée d'items, pondérés en fonction de leur niveau d'importance dans la prise de décision des différents intervenants de la chaîne de valeur. » La consommation d'énergie primaire arrive en tête des items les plus importants, suivie des émissions de gaz à effet de serre, de l'existence d'un certificat éco-énergie tertiaire, ou encore d'une trajectoire carbone basée sur le projet Carbon Risk Real Estate Monitor (Crrem). L'activité des occupants, la gestion de la ressource en eau, des déchets et les services rendus aux occupants arrivent en queue des préoccupations. La certification par un label de la préservation de la biodiversité n'est pas valorisée. « Nous avons pensé cette grille comme un outil évolutif, justifie Christian Robinet, membre de l'Afrexim. Bien évidemment, nous devons lui assurer une certaine stabilité. Mais au regard des enjeux actuels sur la gestion de l'eau ou la préservation de la biodiversité, il y a fort à parier que ces items monteront en puissance dans quelques années. »

Tertiaire
Tertiaire Tertiaire

Des labels pas toujours alignés. Les labels pourront-ils aiguiller les investisseurs ? En partie, selon Loïs Moulas, de l'OID. « Statistiquement, les immeubles énergivores sont ceux qui proposent plus de surfaces et plus de services, ce qui caractérise généralement les immeubles “prime” que les gestionnaires vont chercher à certifier. La taxonomie peut donc pousser les organismes qui proposent des certifications à rehausser les niveaux d'exigence. » Certivéa, qui délivre le label HQE, a réalisé un exercice de transparence en octobre dernier. Selon l'étude du groupe, la certification HQE-BD v4 est compatible avec la taxonomie verte. Les certifications HQE-BD v3 et les NF HQE apportent les preuves que plusieurs critères techniques de celle-ci sont remplis. Mais pas tous… Certivéa a donc lancé une opération pilote avec dix propriétaires et promoteurs immobiliers volontaires, portant sur plusieurs immeubles et aussi sur un parc immobilier, en exploitation, en rénovation et en cours de construction. « Ils seront sélectionnés d'ici à fin mars et la fin des travaux est prévue pour la fin du mois de juin, indique Patrick Nossent, président de l'organisme. L'objectif est de travailler de manière opérationnelle sur la vérification des modes de preuves apportés par les certifications NF HQE et HQE-BD v3 et v4 à la taxonomie. » L'équipe évaluera le temps nécessaire pour rassembler les preuves d'alignement et le délai pour les certifier. « Par exemple, s'agissant de la protection de la ressource en eau prévue par la taxonomie, qui s'applique aux activités “construction de bâtiment neuf” et “rénovation de bâtiment existant”, le référentiel HQE se base sur un calcul des consommations effectives de l'immeuble en fonction de l'usage, des équipements et du nombre d'occupants, alors que la taxonomie a une approche à l'équipement (sanitaires, chaudières, etc.), poursuit Patrick Nossent. Elle prévoit de mesurer ce critère en fonction de niveaux de débit à ne pas dépasser. Travailler sur l'alignement nécessite donc de se référer à la fiche technique de chaque équipement. Bien souvent, nous observons que les bâtiments qui respectent les niveaux de consommation fixés par la certification HQE respectent également les niveaux de débits demandés par la taxonomie. » A terme, Certivéa proposera un service complémentaire pour attester l'alignement sur la taxonomie quelle que soit la certification.

Emergence de nouvelles stratégies. « La machine est difficile à mettre en route, parce que les propriétaires et gestionnaires ne savent pas comment avancer, estime Pauline Koch, fondatrice de Sitowie. Mais tout n'est pas noir : dans certaines entreprises, la direction de la RSE a un droit de veto en matière d'investissement. Cela démontre bien que les mentalités sont en train de changer. Enfin, le marché pourrait s'organiser en faisant émerger des acteurs qui se spécialiseraient dans l'acquisition d'actifs décotés à remettre aux normes. » C'est justement le créneau du fonds de private equity Meanings Capital Partners, qui a fait certifier 100 % de son activité sur une stratégie climat à + 1,5 °C par la SBTi (1). Il s'est spécialisé dans la transformation des entreprises pour en faire des leaders dans le domaine de la transition écologique, et achète des immeubles à remettre au goût du jour et rénover entièrement. Deux projets sont en cours. « Corrigé de la croissance endogène, on estime que l'on a vendu les entreprises 20 % plus cher, indique Hervé Fonta, président de l'entreprise. Sur l'immobilier, c'est plus complexe, car les locataires font la loi. Sur l'un des deux projets en cours, nous pourrons le valoriser 20 à 25 % plus cher que le marché. » Meanings Capital Partners a acquis deux immeubles, l'un de 2 500 m², bâti à la fin du XIXe siècle, en plein cœur du quartier central des affaires parisien. L'autre, situé en région parisienne, a été livré dans les années 1970. Ses 10 000 m² seront restructurés en immeuble mixte (bureaux, commerces, logements et résidence gérée). L'objectif est d'atteindre les 6 kg CO2eq./m2 pour l'immeuble parisien (- 71 %) et 14 kg CO2eq./m2 pour le second (division par deux des émissions). « Les performances que nous annonçons sont en deçà des performances réelles, à la livraison », promet Sarah Mathieu-Comtois, directrice Sustainability.

Des acteurs spécialisés dans l'acquisition d'actifs décotés à remettre aux normes pourraient émerger

Déterminer le potentiel de décarbonation. L'entreprise se positionne sur des immeubles anciens qui ont besoin d'investissements lourds : changer les équipements techniques comme le système de chauffage, les menuiseries, l'isolation… « Nous avons des grilles d'analyse permettant de déterminer le potentiel de décarbonation de l'immeuble avant même la rédaction d'une lettre d'offre indicative, poursuit Sarah Mathieu-Comtois. Si notre offre est retenue, nous menons des visites plus détaillées, accompagnés de nos prestataires (bureaux d'études environnementaux et AMO environnementaux). L'analyse des consommations d'énergie, avec l'aide de start-up comme Deepki, nous permet de modéliser l'impact des travaux sur la vie du bâtiment. A la livraison, nous faisons signer un bail vert aux locataires. » Ce document permet de s'assurer que l'immeuble sera géré de manière « responsable » (fourniture d'énergie verte, pilotage des consommations énergétiques pour faire preuve de sobriété, etc.).

La réglementation européenne est donc en train de rebattre les cartes de l'immobilier. « Un bâtiment avec un mauvais score ESG ne peut déjà plus être considéré comme “prime”, estime Christian Robinet, de l'Afrexim. Mais gardons en tête qu'un immeuble prime sera toujours celui qui répond à la demande : par sa localisation, sa connectivité, son offre… » Les fondamentaux ont encore de beaux jours devant eux.

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