C'était dans la nuit du 5 au 6 décembre dernier, sur le site du futur chantier de l'autoroute Toulouse-Castres, dans le Tarn. Des engins sont saccagés et recouverts de tags par un collectif inconnu, « la Buse », qui revendique par communiqué le sabotage, dénonce « les aberrations de ce projet autoroutier destructeur » et se dit « profondément déterminé à lutter contre ce système dangereux, qui mêle entreprises puissantes, Etat complice et collectivités locales soumises ». C'était fin février, sur le chantier du Lien, le contournement nord de Montpellier (Hérault) : trois engins de terrassement - d'une valeur de plusieurs centaines de milliers d'euros chacun - sont incendiés pendant la nuit. Ils s'ajoutent aux 11 autres endommagés ou calcinés au cours de l'année précédente, en sus d'agressions d'ouvriers. C'était en avril 2022, des cocktails Molotov sont lancés sur la base vie de RTE chargée d'installer les câbles électriques du futur parc éolien de la baie de Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor). C'était fin octobre, à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), tirs de mortiers et jets de pierres contre le chantier des méga-bassines, et « attaques téléphoniques de masse » contre les entreprises de terrassement par le collectif « Bassines non merci ». C'était le 12 décembre, à Bouc Bel Air (Bouches-du-Rhône), sur un site du cimentier Lafarge. L'usine La Malle est prise d'assaut par une centaine de militants qui cassent tout. L'action a été revendiquée anonymement via un mouvement contestataire, « Les Soulèvements de la Terre » : « Lafarge et ses complices n'entendent rien à la colère des générations qu'ils laissent sans avenir dans un monde ravagé par leurs méfaits. Nous allons donc continuer à démanteler ces infrastructures du désastre nous-mêmes. Nous appelons toutes celles et ceux qui se soulèvent pour la terre à occuper, bloquer et désarmer le béton. »
Silence radio. Sur fond d'apocalypse environnementale et sociale, les entreprises du BTP font face à des militants de plus en plus radicaux. Principalement des écologistes, mais aussi des anti-capitalistes. La sécurisation des chantiers sensibles - par leur ampleur, leur localisation ou leur objet - est devenue un enjeu majeur : des palissades et un gardien de nuit ne suffisent plus à protéger équipes et matériel. Aucun chiffre ne filtre, aucune étude n'a été officiellement menée. Mais les craintes sont telles que la plupart des majors refusent de prendre la parole de peur que cela n'apparaisse comme de la provocation ou n'attire l'attention sur elles. Elles renvoient directement vers les donneurs d'ordres, en particulier les collectivités locales, qui préfèrent à leur tour laisser la place au ministère de l'Intérieur ou aux préfectures, voire à la police ou à la gendarmerie.
Désormais, les forces de l'ordre sont en effet associées très en amont aux chantiers présentant un risque de contestation, grâce à une initiative prise par la Fédération BTP 13 (Bouches-du-Rhône) il y a vingt ans et déclinée partout en France aujourd'hui. A l'époque, les entreprises locales se plaignent, en particulier à Marseille, d'être victimes de racket : soit l'entreprise fournit un certain nombre d'emplois fictifs, soit le chantier est attaqué. La situation s'était tant dégradée qu'elles ne voulaient plus répondre aux appels d'offres dans les quartiers prioritaires de la ville… « Nous avons alors monté le dispositif “Ras-le-vol” parce que nous voulions bénéficier d'une aide au dépôt de plainte, suivie par de la répression et des condamnations, témoigne Isabelle Lonchampt, à la tête de la FBTP 13. Au fur et à mesure, nous avons affiné nos procédures et beaucoup renforcé la prévention. »
Le secteur note une attention plus soutenue des forces de l'ordre et de la justice face aux problèmes de sécurité des chantiers
Prévention et formation. La présidente en détaille les grandes lignes : « Nous prévenons en amont les habitants qu'un chantier va ouvrir, et nous organisons au moins une visite sur place avec eux et le maître d'ouvrage ainsi que le maître d'œuvre. Nous donnons aussi le calendrier du déroulé à la gendarmerie ou à la police, et nous avons un référent dans chaque commissariat.
Nous formons aussi les équipes aux procédures de sécurité face aux intrusions. » Police, gendarmerie et fédération sont averties de tout incident, permettant une meilleure coordination des forces. Les référents peuvent également conseiller sur le marquage des matériaux à l'ADN synthétique, le traçage via des puces RFID, ou encore la mutualisation interentreprises d'un service de sécurité sur un chantier commun. Si l'accompagnement au dépôt de plainte a conduit, dans les premières années de mise en place de Ras-le-vol, à une forte progression de celles-ci, « aujourd'hui, on observe une nette diminution, et beaucoup moins d'incidents », selon Isabelle Lonchampt.
Dans son ensemble, le secteur note une attention plus soutenue des forces de l'ordre et de la justice face aux problèmes de sécurité des chantiers. « Nous disposons depuis longtemps de détecteurs et de dispositifs technologiques pour aider à recueillir des éléments qui serviront à la justice, affirme Loïc Leuliette, directeur de la communication et des affaires publiques de Lafarge. Mais nous voyons bien que, suite à l'intrusion sur le site de Bouc Bel Air, les pouvoirs publics sont très actifs, avec une qualité d'écoute et des moyens de gendarmerie importants, ce qui n'était pas le cas auparavant. Les risques encourus par nos équipes, mais aussi par les manifestants eux-mêmes qui se sont mis en danger sans le savoir en coupant des câbles électriques par exemple, ont déclenché une prise de conscience. » Aujourd'hui, l'enquête en cours ne vise pas à identifier les seuls meneurs du mouvement, mais la totalité des participants au saccage de l'usine.
Quand il s'agit de chantiers exceptionnels, la préfecture de police est associée par convention très à l'avance. C'est le cas de ceux du Grand Paris Express depuis 2017. Là encore, la prévention est privilégiée, avec une coordination renforcée entre les forces de l'ordre et les entreprises, et un maillage de patrouilles resserré. Une « Charte et référentiels sécurité » a également été rédigée en août 2020, soulignant que « les principales menaces sur les chantiers sont les intrusions (ou les tentatives) à des fins de vols de matériaux et d'engins ainsi que des dégradations volontaires. D'où l'importance de la prévention de ces menaces qui doit être appréhendée le plus en amont possible ». Une démarche qui passe par une plus large communication sur les métiers et les usages du BTP : il s'agit de montrer patte blanche, ou plutôt patte verte.
Communication. Mais comment toucher des populations jeunes devenues, sinon hostiles, au moins méfiantes ? Pour tenter de recréer un lien, NGE a publié fin mars un premier « Guide des métiers du BTP à impact positif », à l'occasion du salon de recrutement « Talent for the Planet », à Paris. Le document vise à susciter des vocations et à informer des efforts faits par le secteur en matière de verdissement des pratiques. L'édito est parlant : « Partout en France et à l'international, nous vous proposons des jobs qui ont du sens pour faire des métiers du BTP des leviers majeurs dans la lutte et l'adaptation au changement climatique. Les mobilités bas carbone, les énergies renouvelables, l'économie circulaire, la préservation de la ressource en eau, la restauration des milieux naturels… sont autant de sujets qui mobilisent les nouvelles générations d'entrepreneurs. » Pas sûr que cela suffise dans l'immédiat. « Nous sommes très ouverts pour parler aux gens, à tous les gens, pour expliquer que nous savons que nous sommes à un tournant et que nous investissons beaucoup dans le verdissement de nos activités, que nous visons la neutralité carbone en 2050, assure Loïc Leuliette. Mais avec certains militants écologistes, ça n'aboutit pas, on n'arrive pas à discuter ». Il soupire : « Nous sommes toujours vulnérables. Mais au moins, nous sommes mieux préparés ».
« Une vieille idée obsolète face à l'urgence environnementale et climatique »
« Nous avons bloqué le concasseur, engin qui contribue à la destruction de la nature sur le chantier du Lien, Liaison intercantonale d'évitement nord de Montpellier. Le (faux) sang déposé sur cette bête destructrice est celui des espèces protégées malmenées par ce projet, des arbres et plantes broyées, des écosystèmes et des terres cultivables détruits. A cet endroit, désertifié par ces travaux, se trouvaient des arbres, des animaux, des insectes, des espèces protégées. Maintenant c'est la désolation pour ajouter du béton, des voitures et des camions. Et pourquoi ce projet ? Pour une jonction d'autoroutes qui va accroître le trafic, donc la pollution, impliquer la bétonisation au nord de Montpellier, ne rien résoudre des problèmes d'embouteillages (au contraire cela va accroître le trafic, mécaniquement). Une vieille idée, obsolète face à l'urgence environnementale et climatique. »
Extinction Rebellion, dans un communiqué du 18 février 2022 paru sur leur site après l'une de leurs opérations sur le chantier du Lien.
Contacté, le mouvement de désobéissance civile n'a pas répondu à nos sollicitations.
« Ces actes relèvent du terrorisme », Philippe Korcia, président de l'UPE 13 (Medef) lors de la conférence de presse organisée après le saccage, le 12 décembre 2022, de l'usine Lafarge de Bouc Bel Air.
« Ce n'est pas seulement l'usine de La Malle, mais tous les entrepreneurs qui ont été violemment attaqués ce week-end ! Nous sommes solidaires et unis face à cet acte intolérable qui relève du terrorisme et non de l'écologie.
L'écologie, c'est une chance pour tous, c'est un mouvement positif. Ici, nous ne voyons que sectarisme, violence et destruction. Ce n'est pas de l'écologie, c'est le néant ! Et nous ne pouvons et ne devons pas l'accepter. L'Etat doit prendre ses responsabilités pour que jamais plus nous n'assistions à cela. Ne nous y trompons pas, les entrepreneurs s'engagent en faveur de l'écologie parce que nous savons qu'elle ne peut pas se faire sans nous. A l'UPE 13, nous le constatons tous les jours : les entrepreneurs sont en première ligne et nous en sommes fiers. C'était d'ailleurs le cas de l'usine Lafarge de La Malle qui avait investi plusieurs millions d'euros pour optimiser la décarbonation de son activité avant de se faire attaquer lâchement. Pourquoi ? Par anarchie fanatique, rien de plus. »
« Nous voyons les mouvements écologistes se radicaliser », Laurent Lahollande, directeur sûreté chez Bouygues Construction
Comment expliquer l'augmentation des attaques sur les chantiers ?
La contestation des projets de construction a toujours existé. Mais nous constatons, depuis cinq ou six ans, une hausse des actes de violence sur les chantiers, qui correspond à la montée de la violence dans la société civile et qui a pris des proportions inquiétantes. Nous observons aussi, depuis 2018-2019, la nouvelle tendance des mouvements écologistes à se radicaliser. Ils sont intelligents et instruits, s'attachent aux rapports du Giec et en tirent une philosophie de vie. Sans prôner une violence active, ils identifient des cibles.
Qui passe à l'action ?
Tout dépend des projets et de nos zones d'intervention. Cela peut aller de groupes organisés dans certains quartiers, pour lesquels le chantier peut représenter une gêne, à des groupes venus de l'ultra gauche, qui contestent à l'entreprise le droit d'exister. Ce sont des zadistes, des anti-capitalistes, etc. Il y a dans ces violences une dimension de revendication sociale, une nouvelle forme de lutte des classes. Le problème, c'est que ces activistes ne veulent pas d'autre solution que la leur : il ne faut pas produire, pas construire, uniquement décroître. Pour eux, le mal est fait, l'avenir est détruit, et les entreprises qui compensent en plantant des arbres sont considérées comme des traîtres. Ils n'entendent pas les efforts colossaux que nous faisons en matière de décarbonation.
Comment les entreprises peuvent-elles se protéger ?
Il faut agir le plus en amont possible et investir dans la communication pour faire connaître ce que nous apportons à la société en matière d'emploi, de formation, de décarbonation. Nous sommes surtout dans la captation des signaux faibles pour détecter très à l'avance les zones difficiles ou les chantiers qui seront pris pour cibles. Nous travaillons aussi sur les procédures pour savoir comment se replier, se mettre en sécurité, évacuer. Les équipes sont formées pour ce type de violences : ne jamais aller au contact et encore moins au conflit. Prévenir les forces de l'ordre et partir tout de suite. Face à 200 manifestants, un gardien ne peut rien faire !