Pourquoi l'industrialisation de la construction peine-t-elle à s'imposer comme une idée positive ?
La préfabrication pâtit de son passé pesant. Chacun garde en mémoire les procédés lourds de l'Allemagne de l'Est, les grands ensembles, etc. Au point que le bébé industriel a été jeté par beaucoup avec l'eau du projet urbain. Résultat, le modèle n'a pas vraiment changé depuis. Or, de mon point de vue, repenser le rapport de l'architecture à l'industrie est indispensable. Et même inéluctable. Bois, béton ou acier, la préfabrication transcende la question du matériau et bien souvent s'impose. L'acier est fabriqué en usine, de même que les éléments en béton fibré à ultra-hautes performances (BFUP). Il est inenvisageable de déplacer ces ateliers sur les chantiers. Il faut donc se réinterroger à l'aune des moyens actuels disponibles en termes de robotisation, de pré-assemblage... Malheureusement, les industriels français qui subsistent se montrent souvent réticents. « Il y a des catalogues entiers de produits existants, pourquoi voulez-vous en dessiner un nouveau ? », nous opposent-ils. Pourtant, si elle ne gagne pas en agilité pour faire du sur-mesure, l'industrie est vouée à mourir.
Comment doivent alors évoluer les rapports entre usine et chantier ?
Trop souvent, on a considéré le projet d'un côté et la construction de l'autre. Aujourd'hui les lignes bougent et l'agence se rapproche de l'usine. En somme, deux options s'offrent à nous. Soit on se coupe de l'usine et l'on perd du même coup la raison d'être de l'architecture. Soit on s'en rapproche - c'est ma position -pour que les architectes puissent s'investir davantage dans leurs projets. C'est ce que je tire de mon expérience avec la Chine où les plans que nous avions transmis étaient très proches de ceux de la fabrication. En contact permanent avec l'usine de découpe numérique, il ne reste alors qu'à faire varier quelques cotes.
Dans ce contexte, la construction hors site doit donc être perçue comme une opportunité par l'architecte.
L'architecture c'est la conception ET la réalisation. Il y aune rétroaction entre ces deux phases qui s'alimentent dans un processus itératif. Les craintes qui subsistent se réfèrent à une situation historique dépassée. L'avenir des projets industriels, ce n'est pas de fabriquer plus vite des éléments standards. Au contraire, rien ne devrait être plus artisanal que l'industrie. Prenons la gare TGV de Montpellier Sud. Son système de couverture en BFUP a été fabriqué en usine. Il se compose de cinq travées de dimensions identiques. En phase concours, nous avions réalisé sept moules.C'est l'échange constant avec l'usine, au sujet de la taille, du transport, du levage, de l'assemblage… qui nous a amenés à en utiliser moins. Créer un module préfabriqué revient à dialoguer avec le projet pour transformer sa géométrie.
Comment ces évolutions se traduisent-elles sur le terrain ?
Elles appellent de nouveaux modes de production qui impactent le chantier. Je reste stupéfait de voir, quarante ans après ma sortie de l'école, que des ouvriers se lèvent encore le matin pour ferrailler du béton. Ça ne peut plus durer ! Il faut par exemple penser la robotisation des ferraillages pour une meilleure économie de matière et de main d'œuvre. Le BTP est l'un des rares secteurs à avoir peu évolué au sujet de la pénibilité. Malgré les exosquelettes et autres outils, les conditions de production restent archaïques. La construction hors site permet d'appréhender le chantier différemment, et il est de la responsabilité des architectes de penser cette transformation. Valorisons les savoir-faire plutôt que les tâches injustement lourdes et pénibles qui éloignent les jeunes de ces métiers magnifiques.
Une intégration industrielle plus poussée permettrait donc de revaloriser une forme d'artisanat ?
On peut faire aujourd'hui ce que l'on pouvait faire hier, mais de manière plus libre, plus ouverte, plus proche des expertises et donc plus artisanale. L'avenir, c'est une industrie qui intègre les conditions de production contemporaines. Nous ne sommes plus dans du Zola, mais dans un univers de salles blanches et de robots. Tout ça ne joue pas contre les artisans mais avec eux ! Je suis plein d'espoir à cet égard. Dans notre agence, nous concevons, par exemple, des piles en acier moulé pour le métro aérien du prolongement de la ligne 11. Ces technologies de fabrication existent depuis toujours, mais elles ont été revues par l'industrie. C'est un artisanat qui ressuscite.
Etes-vous confiant dans la dynamique de diffusion de ces nouvelles pratiques ?
Nous sommes en tout cas au point d'inflexion. Je le sens, notamment du côté de l'université. A Zurich, à Stuttgart, au MIT et dans d'autres lieux, des laboratoires de recherche travaillent sur la morphologie, les structures géométriques, la robotisation et la mise en œuvre de formes complexes, dans des équations paramétriques, avec des modes de découpe, de fabrique et de montage radicalement différents des pratiques actuelles (impression 3D, machines de façonnage, etc.). Autant de travaux qui rencontrent de nouveaux outils comme les robots de découpe cinq axes. L'industrie dialogue enfin avec le monde universitaire et le chantier. Reste à mutualiser ces réflexions pour obtenir une plus grande liberté sur le terrain.
Quelle place tiennent le numérique et l'intelligence artificielle (IA) dans cette mutation ?
Une place très importante. Il n'est pas simplement question de big data, mais de la capacité qu'on aura d'agir sur des programmes pour proposer des processus de fabrication à partir de données et de critères caractérisables : matérialité, assemblage, type de matériau, etc. Mille critères qui, exploités par l'IA, permettront, par exemple, de fabriquer des structures complexes aux formes inattendues. La machine calcule de façon optimale, mais les arbitrages intermédiaires et le choix final restent dévolus au concepteur. Quant aux algorithmes à l'œuvre dans ce processus, il faut rentrer dans la « boîte noire » pour en comprendre les règles. La construction hors site, telle que je la rêve, est dans une relation directe avec des gens, des savoir-faire, des compétences, et le plaisir à partager les choses. Et c'est l'outil numérique qui permet tout cela, qui nous rend plus proche de la matière, des hommes, du réel. Et qui nous ouvre ainsi des horizons nouveaux.