« Euphorique ! » C'est ainsi que Jérôme Pavillard, DRH de Razel-Bec, qualifie le climat sur le marché de l'emploi des cadres du BTP. Depuis l'année dernière, la machine du recrutement tourne à plein régime chez les constructeurs et les bureaux d'études, sans s'essouffler.
Un dynamisme qui ne se limite pas à l'Ile-de-France. « On observe un réveil du marché en province, en particulier sur les grandes agglomérations, signale le DRH. Il faut sans doute y voir pour partie un effet indirect des chantiers du Grand Paris Express, qui ont drainé des ressources et de la mobilité interne. »
Les employeurs structurent leurs équipes et renforcent les relais managériaux intermédiaires.
Depuis le 1er octobre 2017, Razel-Bec (2 500 salariés) a accueilli plus de 350 personnes, dont 150 dans l'encadrement. Colas (32 000 collaborateurs) vit également une année record, avec un projet de 3 200 embauches au total d'ici à la fin décembre, dont 6 0 0 cadres, 1 000 employés, techniciens et agents de maîtrise (Etam) et 1 600 compagnons. « Nos besoins concernent l'ensemble de nos filiales autour des métiers en exploitation.
Des compétences nouvelles font leur apparition, comme le BIM, les appels d'offres en grands projets ou l'expertise en partenariat public-privé, développe Benjamin Devos, responsable recrutement et relations écoles. Sur le registre de l'innovation, nous recherchons actuellement pour Wattway [route solaire, NDLR] des business developers. »
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Si les jeunes diplômés ont la cote, les recruteurs scrutent avant tout les profils avec cinq ans d'expérience. « A la faveur d'une croissance rapide, nous avons intégré des juniors en nombre ces derniers temps : il s'agit à présent de renforcer l'encadrement intermédiaire pour faire grandir les équipes », illustre Guillaume Beghin, DRH de Legendre (2 000 salariés). En 2018, 300 nouvelles recrues auront rejoint le groupe, dont 185 Etam et cadres.
"Les ingénieurs avec cinq ans d'expérience sont les plus difficiles à approcher"
Parmi eux figureront donc deux tiers de professionnels confirmés et un tiers de jeunes diplômés. « Amenés désormais à nous positionner sur des opérations de plus grande envergure, que nous traitons en entreprise générale, nous devons monter en compétences en embauchant des profils expérimentés sur cette typologie de chantiers. »
Mais, comme le rappelle Nathalie Turon-Lagau, DRH de l'entreprise francilienne de gros œuvre Hervé SA (200 salariés), « les ingénieurs avec cinq ans d'expérience sont les plus difficiles à approcher. Nous recherchons 12 conducteurs de travaux confirmés avant la fin de l'année : sans doute une mission impossible, sans compter que nous risquons d'essuyer des démissions entre-temps ! »
Profils stars
Une tendance que confirme Anaïs Mathy, practice manager chargée du pôle immobilier et construction chez Michael Page : « Les recrutements peuvent, dans certains cas, prendre plus de six mois. » Les profils stars ? L'encadrement de travaux et les études de prix demeurent les plus prisés par les entreprises de construction.
« Côté ingénierie, les compétences dédiées aux corps d'état techniques sont très recherchées en raison d'une pénurie d'ingénieurs chefs de projet en électricité et en fluides spécifiquement (chauffage, ventilation climatisation [CVC] et plomberie) », complète Anaïs Mathy.
« Faute de voir tous nos besoins satisfaits en ingénieurs expérimentés, nous nous orientons également vers les jeunes, expose Stéphanie Bailly, DRH de Ginger CEBTP (850 salariés), qui mise sur l'embauche de 120 collaborateurs en 2018. Chez Colas, les juniors font partie des ressources phares.
Candidats en position de force.
« A titre d'exemple, avec le Grand Paris, nous attendons un fort pic d'activité en 2020-2021 en aménagement urbain, évoque Benjamin Devos. Nous anticipons déjà ces besoins en accueillant des alternants et des stagiaires que nous formons et que nous embaucherons en CDI dans nos parcours d'intégration. »
Tous profils de candidats confondus, l'exercice du recrutement se révèle en tout cas un art de plus en plus délicat. « Après un effet d'engouement l'année dernière, les professionnels se sont, d'une certaine manière, accoutumés aux sollicitations », souligne Anaïs Mathy. Ils prennent le temps de la réflexion avant de se précipiter pour passer un entretien d'embauche.
De plus, le rapport de force s'est inversé. « Ce n'est plus à l'employeur de choisir entre plusieurs candidats, mais à eux d'opter entre plusieurs recruteurs, et ils sont très sélectifs ! », commente Jérôme Pavillard. « Autrement dit, c'est le candidat qui fait le marché, abonde Marc-Antoine Delobel, manager au sein du cabinet Fed Construction. Les employeurs en prennent conscience : c'est à eux de séduire le candidat. »
Ce renversement concerne aussi les managers intermédiaires : « Eux aussi doivent se distinguer de leurs homologues des entreprises concurrentes, une situation qu'ils n'ont, pour la plupart, jamais connue », relève Jérôme Pavillard.
"Le nombre de ruptures de la période d'essai à l'initiative du collaborateur est en hausse"
Par ailleurs, les jeunes font parfois montre d'une certaine indolence. « Il arrive par exemple qu'ils ne se présentent pas à la date prévue pour leur prise de poste alors même qu'ils ont signé leur contrat de travail. En outre, le nombre de ruptures de la période d'essai à l'initiative du collaborateur est en hausse », continue le DRH de Razel-Bec.
En revanche, Marc-Antoine Delobel ne note pas de hausse significative des salaires à l'embauche, qui affichaient pourtant l'an passé une tendance à l'inflation. Il n'empêche. « Le chiffrage se joue au cas par cas : les employeurs rétifs à céder à la surenchère doivent parfois s'y résoudre pour honorer un marché important. » Jérôme Pavillard en sait quelque chose : « Il y a un an encore, nous nous refusions fermement aux demandes fantaisistes : aujourd'hui, il nous faut convaincre ! »
Mais une proposition attractive ne suffit pas toujours. « Il faut mettre l'accent sur d'autres paramètres, comme l'ambiance de travail en interne, et se montrer insistant, prouver son intérêt pour le candidat en lui offrant un projet de carrière sur le long terme », appuie Marc-Antoine Delobel.
Professionnaliser l'activité de recrutement.
Demathieu Bard (2 500 salariés, et près de 500 embauches d'Etam et de cadres estimées pour 2018) valorise par exemple l'autonomie dans la gestion des projets : « Nos patrons de chantier sont des entrepreneurs dans leur sphère d'activité », ajoute Jacques Perrin, son directeur délégué des RH.
Ces tensions sur le marché de l'emploi conduisent certains employeurs à professionnaliser l'activité de recrutement. « Il nous faut accompagner davantage les opérationnels concernant les entretiens d'embauche et la manière de communiquer sur l'image de l'entreprise », explique Stéphanie Bailly.
Il s'agit aussi de travailler sur la rédaction des offres d'emploi et leur visibilité en ligne, et d'être plus proactifs sur les réseaux sociaux et dans les relations avec les écoles. « Si cette tendance aux profils pénuriques s'accentue, la profession ouvrira certains postes à des profils moins techniques, et davantage “managers” qu'“ingénieurs”, imagine Jacques Perrin. Par exemple des profils formés en école de management ou des ingénieurs issus d'autres secteurs. » De nouveaux défis en perspective pour les ressources humaines.