Quelle approche juridique pour le « hors-site » ?

Commande publique -

Le déplacement de l'acte de construire rapproche les notions de conception, fournitures et travaux.

 

Réservé aux abonnés
Image d'illustration de l'article
PHOTO - 18216_1106883_k2_k1_2576107.jpg

Et si le développement de la construction hors site dans le secteur public passait par un recours accru à la conception-réalisation et par une réhabilitation de la notion de préfabrication ? La loi Elan du 23 novembre 2018 aborde ces deux thèmes et va sans doute contribuer à faire bouger les lignes. D'une part, elle apporte de nouvelles dérogations à la , en promouvant l'utilisation de la conception-réalisation en faveur des causes urgentes que sont le logement social et le logement étudiant. D'autre part, elle introduit dans le Code de la construction et de l'habitation une définition de la préfabrication, qui permet de déplacer le centre de gravité de l'acte de construire du chantier vers l'usine ou l'atelier. L'intervention du législateur sur ces deux fers de lance du « hors-site », en dépit des barrières culturelles, s'explique par la conjonction d'au moins deux tendances implacables.

Coopération renforcée. D'abord, le marché de l'immobilier impose de livrer les bâtiments plus vite et avec une meilleure qualité, notamment pour répondre à des besoins exponentiels de construction de logements et accompagner la mobilité des travailleurs. Ensuite, les normes sont devenues si contraignantes que l'architecte qui conçoit l'immeuble et les entreprises innovantes qui le réalisent vont nécessairement renforcer leur coopération et agréger leurs savoir-faire sous peine de compromettre le projet commun.

Cette évolution vers davantage de conception-réalisation s'appuie sur la technologie et le digital, annonciateurs de l'entrée dans une ère de l'industrialisation du secteur. Il n'est sans doute pas anodin à cet égard que des promoteurs commencent à désigner des « responsables de projet d'industrialisation des processus de construction ». Aujourd'hui, des éléments à haute valeur ajoutée sont produits en usine, pour être transportés sur le chantier et y être rapidement assemblés grâce à une conception intégrée en amont et à des outils numériques d'organisation et de modélisation performants comme le BIM.

Aujourd'hui, on passe d'une organisation verticale à une approche matricielle et collaborative.

Groupement momentané intégrant un architecte. Pour structurer la mission de conception-réalisation, il est possible de recourir au groupement momentané d'entreprises (GME). Le législateur en encourage l'utilisation, par exemple dans la loi relative à la transition énergétique du 17 août 2015, notamment parce que cela donne une chance à des artisans et TPE/PME hautement spécialisés, autrefois sous-traitants, de s'associer pour décrocher ensemble de nouveaux marchés entant que titulaires. Diverses initiatives sont aussi prises en ce sens, comme la création d'une bourse de la co traitance sur la plate-forme des achats de l'Etat (Place) et des attributions préférentielles aux TPE/PME prévues dans le cadre du Grand Paris.

Dans la conception-réalisation d'une construction industrialisée, on passe d'une chaîne de sous-traitance à une cotraitance dynamique, d'une organisation verticale à une approche matricielle et collaborative. L'architecte, tout comme le bureau d'études, y garde toute sa place. Si l'industrialisation pose de façon nouvelle la question de l'unicité des fonctions des maîtrises d'œuvre de conception et d'exécution, un architecte devrait pouvoir choisir entre l'accompagnement du maître d'ouvrage dans le suivi de l'exécution du marché par le groupement sélectionné, et l'intégration directe dans l'équipe du GME. Cette mobilité, non seulement sera un facteur de plus-values pour le groupement, mais favorisera aussi l'adoption du BIM par une interaction renforcée entre l'expression du besoin et la faisabilité technique. Nombre d'immeubles construits selon ces procédés n'ont aujourd'hui plus rien à envier, en termes de qualité, aux bâtiments nés de chantiers traditionnels. Si cette réorganisation de l'offre de construction suppose une prise de conscience et un léger changement d'approche, il n'est pas exclu qu'elle puisse se faire à droit (quasi) constant.

Cadre juridique à aménager. Certes, les difficultés chroniques rencontrées par les maîtres d'ouvrage publics au moment de devoir choisir entre le CCAG (1) travaux et le CCAG fournitures, tous deux inadaptés, rappellent qu'il n'existe pas de CCAG conception-réalisation. La loi Elan elle-même n'a pas pris toute la mesure du changement de paradigme de la construction industrialisée. Sa définition elliptique de la préfabrication élude la question de la propriété et du transport vers le chantier. Elle ne se préoccupe pas non plus de l'articulation juridique de cette définition avec le régime de la vente d'Epers (2) de l'.

Plutôt que de conclure que « la filière du bâtiment [est] enfermée dans ses habitudes et protégée par une réglementation obsolète » (3), on pourrait chercher à appliquer les normes encadrant le recours à la conception-réalisation de manière plus souple -de même qu'il est aujourd'hui possible, avec le « permis de faire » étendu par la loi Essoc du 10 août 2018, de déroger à certaines règles de construction. A mesure que la technologie évolue et que la réglementation se densifie, les justifications des « motifs techniques » ou de « performance énergétique » permettant d'avoir recours à un marché unique associant conception et réalisation dans le cadre de l' pourraient être plus fréquemment accueillies devant le juge. Mais on pourrait aussi reconfigurer les notions existantes, notamment en qualifiant juridiquement la nouvelle relation entre le maître d'ouvrage et le GME.

Vente intermédiaire. Une grande force de la construction hors site est certainement de réduire la durée et les aléas du chantier. Entre leur production et leur assemblage, les éléments font l'objet d'un transport et d'une livraison par laquelle un transfert de propriété devrait pouvoir être matérialisé, car une partie substantielle de la valeur du marché a alors été créée. Dans ce schéma de suite contractuelle que l'on pourrait dénommer « conception-réalisation livraison assemblage », ou « Corelias », une vente intermédiaire s'intercale avant la phase de chantier. Le traditionnel contrat de construction, ou de « louage d'ouvrage » du Code civil, se transforme en contrat-cadre de conception-réalisation comportant une vente d'éléments mobiles et des prestations « permis de construire » et « assemblage sur chantier ».

En somme, le maître d'ouvrage achète un bâtiment plus qu'il ne le fait construire. Cela n'a en réalité rien de nouveau. Le législateur lui-même assimile bien le vendeur d'Epers à un constructeur à l', le soumettant ainsi à la garantie décennale. Cela va aussi dans le sens d'une plus grande prévisibilité, car l'univers juridique de la vente est bien plus réglementé que celui du contrat d'entreprise. Il gravite autour de l'obligation de résultats et de règles de négociations tarifaires de plus en plus encadrées par la loi. L'acheteur est protégé par l'obligation de délivrance conforme, la garantie des vices cachés, la responsabilité des produits défectueux ; et ces garanties n'excluent pas la garantie décennale si les éléments vendus sont des Epers. La livraison des éléments mobiles, et non plus la seule réception de l'ouvrage, a ainsi vocation à devenir un moment clé de l'opération, tant à l'égard du transfert des risques et de la propriété qu'à l'égard des échéances de paiement.

Par ailleurs, l'assemblage de ces éléments induit a priori une réversibilité. Il pourrait donc ouvrir la possibilité d'un démantèlement de l'ouvrage, puis d'un ré assemblage en vue d'un réemploi ou d'une réutilisation. Des modèles de location et de propriété éphémère entreraient alors dans le champ des possibles. Par ses principales composantes, la Corelias laisse aussi entrevoir de nouvelles perspectives de financement et d'assurances par la limitation des risques de défauts en sortie d'usine et le raccourcissement de la durée des travaux sur site.

Le mouvement d'industrialisation de la construction ne mérite ni de pâtir de la mauvaise réputation de l'ancienne préfabrication, ni d'une crainte irraisonnée d'une transformation d'une partie des activités traditionnelles par la digitalisation. Il a besoin d'être davantage accompagné par le droit.

(1) Cahier des clauses administratives générales, applicable aux marchés qui s'y réfèrent expressément.

(2) « Eléments pouvant entraîner la responsabilité solidaire » des fabricants, tels que des écrans acoustiques, des panneaux isothermiques, des charpentes en bois, etc.

(3) « Accès à la ville, la nouvelle frontière sociale », Nicolas Colin, « L'Obs » du 20 décembre 2018, p. 6.

Newsletter Week-End
Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.
Les services Le Moniteur
La solution en ligne pour bien construire !
L'expertise juridique des Éditions du Moniteur
Trouvez des fournisseurs du BTP !
Détectez vos opportunités d’affaires