Un nouvel épisode de l'affaire dite du «bitume» s'est joué vendredi 11 mars avec l'ouverture du procès en appel. Petit rappel des faits : en mai dernier, le tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass) de Bourg-en-Bresse avait estimé qu'Eurovia avait commis une « faute inexcusable » (1) à l'origine du cancer de la peau dont un de ses ouvriers était décédé en 2008. Le salarié avait travaillé «en plein air donc fréquemment au soleil», dans des conditions d'exposition aux vapeurs et aux projections de bitume. Il avait développé un carcinome épidermoïde cutané apparu sur le nez. Des expertises médicales avaient établi que sa maladie professionnelle provenait à la fois de l'exposition solaire et de l'exposition au bitume. Une co-exposition qui peut être à l'origine de brûlures phototoxiques. Or, les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) contenus dans le bitume peuvent entraîner une cancérisation secondaire des zones touchées par ces brûlures, avait rappelé le tribunal. «Le nez de la victime était exposé sans protection à l'inhalation des fumées, aux projections même infimes de bitume, et au soleil, une simple casquette n'empêchant ni l'inhalation des HAP, ni les projections de bitumes, ni le rayonnement des ultra-violets », pointaient alors les juges. Selon eux, l'entreprise de travaux publics «aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé son salarié» et n'avait pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
« L'exposition solaire ne constitue pas un risque professionnel »
« Pénibilité n'est pas dangerosité !, a asséné maître Dana, avocat d'Eurovia, lors de l'audience d'appel du 11 mars. Il y a soixante ans que le bitume a remplacé le goudron pour son effet salvateur». L'avocat s'est appuyé sur des études épidémiologiques d'envergure internationale sur les risques cancérogènes liés à l'inhalation de fumées de bitume, commandées par l'industrie routière sous l'impulsion de Colas (groupe Bouygues). Les travaux conduits par le Centre international de recherche sur le cancer, publiés en octobre 2009, ont conclu à l'absence de lien établi entre cancer du poumon et exposition aux fumées de bitume. « Le soleil est un risque environnemental, un risque naturel. L'exposition solaire ne constitue pas un risque professionnel au sens de la sécurité sociale », plaide encore l'avocat d'Eurovia. Autre argument : la victime n'aurait travaillé que cinq ans au soleil avant la déclaration de son cancer, et encore l'exposition aux rayons ultraviolets n'était-elle que «parcellaire, partielle et intermittente». «La conscience du danger, nécessaire pour caractériser la faute inexcusable de l'employeur, n'existe pas», conclut Franck Dreumaux, également défenseur de l'entreprise de travaux publics.
Maître Rinck, avocat de la veuve du salarié, a pour sa part dénoncé «les conditions effroyables dans lesquelles travaillait la victime depuis vingt ans», et l'absence d'équipements de protection individuelle mis à sa disposition par l'employeur, à l'exception d'une casquette et d'une paire de gants anti-chaleur. «Les ouvriers de la route sont quarante fois plus exposés aux produits cancérogènes que les autres ouvriers du BTP», avance l'avocat, qui pointe la faible traçabilité des lésions cancéreuses. En cause : la sous-déclaration des maladies professionnelles par les salariés, par crainte de perdre leur emploi ou de se voir déclarer inaptes à leur poste de travail. La Cour d'appel devrait rendre son arrêt, très attendu, le 10 mai prochain.
(1) Pour rappel, la faute inexcusable est la faute pouvant être reprochée à l'employeur, en cas d'accident du travail ou de maladie professionnelle, s'il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié, et s'est abstenu de prendre les mesures nécessaires pour l'en préserver. Elle conduit à une majoration de l'indemnisation de la victime ou de ses ayants droit.