Interview

« Pour les émissions fatales, il n’y a pas d’alternative à la capture, la séquestration ou l’utilisation du CO2 », Eric Bourdon (Vicat)

Alors que le gouvernement a publié le 13 décembre les contrats de transition écologique des cimentiers pour la réduction de leurs émissions de CO2 sur leurs plus grands sites, le directeur général adjoint de Vicat en charge des performances et des investissements détaille pour LeMoniteur.fr les mesures prises par son groupe pour atteindre ces objectifs.

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Eric Bourdon, directeur général adjoint de Vicat en charge des performances et des investissements

Les objectifs de réduction des émissions de CO2 fixés contractuellement entre l’Etat et Vicat pour ses sites de Montalieu (Isère) et Xeuilley (Meurthe-et-Moselle) sont impressionnants : respectivement -90, -87 %. Comment comptez-vous les atteindre ?

Ces chiffres s’expliquent surtout par la mise en place de solutions de capture pour le stockage et l’usage du carbone (CCS – carbon capture ands storage, CCU – carbon capture and usage). J’y reviendrai. Notre travail de décarbonation le plus important porte sur le matériau en lui-même et sur notre process industriel.

Comment décarbonez-vous vos ciments ?

Avec la réduction du volume de clinker dans le ciment. Nous travaillons sur les produits pour réduire cette quantité. Plusieurs solutions existent, avec des déchets ou des co-produits d’autres industries comme les laitiers de hauts-fourneaux (mais qui sont en « voie de disparition »). Ces solutions alternatives possèdent les mêmes propriétés que les produits classiques. C’est important parce que la construction est un secteur extrêmement conservateur et on ne peut pas venir changer du jour au lendemain les façons de faire. Avec moins de clinker nos produits possèdent les mêmes propriétés et assurent les mêmes performances qu’un ciment classique.

Nous avons également des formulations de ciment avec plus de calcaire broyé et des argiles activées, ou de la pouzzolane naturelle, résidu notamment de la production des litières pour chats. Nous en utilisons d’ailleurs dans une de nos usines pour notre ciment Naturat. Ces argiles très faiblement carbonées sont activées thermiquement à des températures très inférieures à celles utilisées pour le ciment classique, ce qui permet de diviser par 4 le bilan carbone du produit final et peut même l’amener à zéro si on utilise des combustibles alternatifs. Pour cela nous sommes en train de construire, et nous démarrerons l’an prochain, un outil de calcination flash des argiles à Xeuilley, près de Nancy. Nous avons bénéficié d’une subvention de France Relance qui nous a permis d’accélérer sur ce projet qui était initialement prévu pour 2030.

Autre innovation, notre liant Carat à base de biochar permet de stocker du carbone dans la matrice cimentaire. Au moment d’une déconstruction à la fin de la vie d’un bâtiment, le béton pourra être broyé pour faire de nouveaux granulats et un nouveau béton ou pour être réutilisé dans le cru du four. Nous travaillons à la pérennité et à la circularité de nos produits.

Enfin nous allons profiter de la nouvelle réglementation Responsabilité Elargie du Producteur, REP, pour l’utilisation de granulats issus du recyclage, développés avec notre partenaire Carbon 8. Il s’agit de billes de granulats allégés dans lesquelles on stocke du carbone, que nous allons très prochainement mettre sur le marché.

Nous n’oublions pas non plus de travailler sur la sobriété : notre machine d’impression 3D béton de Chambéry nous permet de diviser par 2 la quantité de béton nécessaire à un projet pour un même usage.

« Il n’y a pas d’alternative à la capture et la séquestration ou l’utilisation pour les émissions fatales de CO2 »

Deuxième angle d'attaque, le process...

Sur notre feuille de route, nous avons avant tout un objectif d’amélioration de notre efficacité énergétique (scope 2) qui passe, par exemple, par une modification de nos technologies pour réduire la consommation électrique au moment du broyage. A Montalieu, plus grosse cimenterie française, nous avons par exemple installé des broyeurs verticaux qui permettent de réduire de 30% la consommation d’énergie électrique.

En ce qui concerne l’énergie thermique, nous substituons les combustibles primaires fossiles par des déchets énergétiques. Cela a deux vertus : ça permet bien sûr de réduire notre empreinte carbone, mais ça permet aussi aux territoires d’améliorer leur balance commerciale. Ces déchets locaux, dont on se sert comme combustible, c’est autant de combustible primaire qu’ils n’ont pas à importer. Nous visons à être à 100% de combustibles alternatifs d’ici à 2030 en Europe. Nous y avons 5 usines, quatre en France et une en Suisse. Celle-ci est déjà à 100%,  une de nos cinq usines française l’est également et une deuxième à 85%. Nous sommes donc en bonne voie pour atteindre l’objectif.

Une fois augmentés le taux de substitution des combustible, l’efficacité énergétique et la réduction du taux de clinker dans nos ciments, il reste le « hard to abate », les émissions fatales de CO2. Et pour celles-là, il n’y a pas d’alternative à la capture et la séquestration ou l’utilisation.

Comment allez-vous procéder ?

Depuis une bonne dizaine d’années, Vicat est en veille active sur le sujet et a identifié le CO2, certes comme un gaz à effet de serre, mais aussi comme un apport de carbone et d’oxygène. Soit on le capture et on l’enfouit, soit on le valorise pour en faire du plastique, du méthanol, des engrais… et cela demande de l’énergie.

Nous étions partis à fond sur le CCU (carbone capture et usage) et l’hydrogène nécessaire pour le produire. Avec le CEA et Schlumberger nous sommes donc rentrés au capital de Genvia (gigafactories d’électrolyseurs haute-température). Au capital de cette entreprise, nous apprenons énormément. Nous sommes également présents dans le capital d’Haffner spécialisé dans la production d’hydrogène issu de la biomasse.

« Nous sommes poussés par le gouvernement à aller vite pour enfouir »

Enfin avec Hynamics, filiale d’EDF nous avons lancé le projet  Hynovi pour produire du e-methanol décarboné sur le site de Montalieu. Malheureusement la réglementation RED II indique qu’au-delà de 2041, le CO2 issu de process industriel ne pourra plus être considéré comme neutre… Nous redimensionnons donc ce projet pour répondre à la réglementation qui autoriserait le « CO2 process » sur la fraction biogénique. C’est-à-dire issu de combustibles à base de biomasse.

Ce CCU représente 15 à 30% des émissions totales. Reste donc le CCS. Nous sommes poussés par le gouvernement à aller vite pour enfouir.

Dans notre feuille de route pour Montalieu nous proposons de capturer l’intégralité du 1,2 Mt de CO2 produit d’en utiliser une partie en biogénique et de stocker le reste. Pour cela nous demandons des aides à l’Etat car les investissements nécessaires sont colossaux.

Justement quels sont les investissements nécessaires à la tenue de ces objectifs ?

Au niveau du groupe et hors CCUS,  nous investissons 80 M€ par an en moyenne pour la décarbonation. Des projets de CCUS demanderaient plusieurs centaines de millions d’euros d’investissement (entre 300 et 800 M€ par usine).

Le rapprochement avec d’autres industriels semble incontournable, non ?

Il faut des partenaires tout au long de la chaîne de valeur effectivement. Par exemple, pour notre projet VAIA de capture du CO2 de notre usine de Montalieu. Un site proche de l’axe rhodanien qui regorge de tuyaux disponibles  pour acheminer le CO2 jusqu’à Fos-sur-Mer. De là des solutions de stockage en mer du Nord seront accessibles dès 2024.  Il y en aura d’autres à l’avenir en Méditerranée comme en mer Adriatique ou en Grèce et dans l’Atlantique ouest. Il existe aussi un potentiel dans le sous-sol français, beaucoup moins cher que d’aller au fond des mers, mais le sujet d’acceptabilité sociétale doit être correctement traité. Donc des partenariats sont essentiels. Ne serait-ce que pour obtenir des aides de l’Union européenne.

Pouvez-vous nous détailler quelques techniques de capture ?

Avec des partenaires cimentiers Heidelberg Materials, Schwenk et Buzzi, nous sommes en train de construire sur un site de Schwenk près de Stuttgart, un pilote de production de clinker qui concentre les fumées en CO2 (en portant le taux à plus de 90%), ce qui permet de réduire le coût de la capture. Pour ce faire on injecte de l’oxygène pur dans le four au lieu de l’air ambiant.

Sur les fours classiques on utilise des solvants aux amines (les fumées passent dans un fût avec des amines qui une fois récupérées et réchauffées relâchent le CO2), la cryogénie pour liquéfier le CO2 (ce qui demande beaucoup de tuyaux et d’énergie) ou des technologies à membranes mais c’est compliqué. On peut aussi utiliser de la chaux pour capturer le CO2 que l’on récupère ensuite.

Est-ce que vos objectifs de réduction d’émissions de CO2 sont transposables dans le monde ?

Toutes ces actions, nous les entreprenons dans le monde à différentes vitesses. Vicat qui est une entreprise, sous contrôle familial, créée en 1853 sur la base de l’invention du ciment artificiel par Louis Vicat en 1817, a défini deux typologies de pays : les pays matures à la réglementation bien établie et les pays émergents à forte croissance mais à la réglementation en devenir. Nous devons assurer l’équilibre entre ces deux typologies.

Les technologies innovantes développées dans nos « pays laboratoires » pour le broyage, la cuisson, l’utilisation de combustibles alternatifs…, nous n’hésitons pas à les « embarquer » lors d’augmentations de capacités dans nos usines des pays émergents et pour assurer leur développement.

Les deux typologies de pays sont donc importantes pour le groupe et nous avons choisi de ne pas uniquement nous concentrer sur nos pays matures. Nous estimons que nous avons, dans les pays émergents, une responsabilité extra-financière, environnementale, que  nos successeurs, motivés par des intérêts financiers à court terme, n’auraient pas si nous étions amenés à partir. Nos investissements là-bas sont pour des durées de 30 ou 50 ans.

Cet équilibre est difficile à gérer en termes d’objectif global de réduction des émissions de CO2 de nos ciments. Tout va plus vite dans les pays très réglementés. Si nous sommes par exemple à moins de 400 kg de CO2 net par tonne de ciment en Suisse, cela est pour l’instant impossible à imaginer en Inde, très dépendante du clinker et des énergies fossiles. C’est ce qui explique pourquoi notre objectif mondial de réduction de nos émissions de CO2 à 2030 - 497 kg de CO2 net par tonne de ciment (430 en Europe), contre 608 kg de CO2 net par tonne de ciment en 2022 (530 en Europe) - apparait moins volontariste que celui d’autres groupes qui ne sont pas implantés dans ces pays émergents.

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