Pour décarboner le fret routier, l’ingénierie française des transports fait bloc autour de trois entités publiques : le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), l’Université Gustave Eiffel (UGE) et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
Leur expertise partagée dans la mobilité, l’aménagement, l’énergie et le marché mondial des matières premières les a désignés pour appuyer les trois groupes de travail interprofessionnels missionnés entre janvier 2020 et juillet 2021 par la Direction générale des infrastructures de transport et des mobilités (DGITM).
Les débats sont ouverts
Les auteurs des pré-études tiennent désormais leurs travaux à la disposition des parties prenantes, notamment celles qui pourraient participer à l’appel à projets du quatrième programme d’investissements d’avenir (PIA4) consacré aux « mobilités routières connectées » ainsi qu’aux « infrastructures de services connectées et bas carbone », doté de 200 millions d’euros, dont une partie pourra être consacrée à des projets ERS. La prochaine remise des offres aura lieu à la mi-juin 2022 et la suivante au 11 janvier 2023.
Une certitude partagée scelle l’unité de la cinquantaine de professionnels associés aux trois groupes de travail : ni les carburants alternatifs, ni le tout-batterie n’offrent une voie réaliste. « D’autres usages viendraient concurrencer le besoin du transport routier, pour le biogaz, le biométhane ou l’hydrogène », argumente Marc Raynal, directeur du développement à la direction Infrastructure, transport et matériaux du Cerema. La concurrence du transport aérien, maritime et de l’industrie limitera la disponibilité de l’hydrogène, en sus de son rendement très faible (27%).
L’impasse du tout-batterie
Les risques technologiques achèvent de disqualifier le biométhane : « 3,5 % de fuites suffiraient à annuler le bénéfice écologique, compte tenu de l’impact de ce carburant sur l’effet de serre », ajoute Marc Raynal.
Quant au tout-batterie, son application aux poids lourds sort de toute logique technique ou économique : une énergie embarquée de 1200 kWh implique une masse de 4 à 5 t, des bornes de recharge rapide dont la densité et les puissances cumulées semblent difficiles à atteindre, et des coûts incompatibles avec l’équilibre des comptes des transporteurs, même en anticipant la baisse consécutive à la massification.
Un système routier de 8800 km
L’analyse technique et économique conduit à identifier un seuil réaliste de 350 kWh embarqués à bord des poids lourds : des batteries dotées de cette capacité reviendraient à 35 000 euros, en supposant une réduction des coûts à 100 euros par kWh en 2030, ignorant sans doute la tension sur les matières premières critiques et l’accroissement rapide de la demande. « A ce tarif, le transporteur pourrait retrouver une facture énergétique comparable à celle du carburant », estiment les experts.
Les camions ainsi équipés disposeraient d’une autonomie minimale de 250 km. Cette distance correspond à l’autonomie requise pour l’aller-retour entre n’importe quelle destination de l’hexagone et le système de route électrique (ERS) proposé par le Cerema, le CEA et l’UGE sur 8800 km.
Le pari de l’électricité décarbonée
Outre les autoroutes françaises inscrites au réseau transeuropéen de transports, le pôle d’ingénierie publique y inclut les dessertes autoroutières bretonnes. Ses animateurs n’ignorent pas le pari industriel impliqué par leur choix : une production européenne d’électricité de plus en plus décarbonée, à l’échelle européenne.
En ce qui concerne le coût de raccordement au réseau électrique, privilégier les infrastructures sur les véhicules se révèle une option neutre : l’investissement pour ce raccordement atteindrait 2,5 milliards d’euros dans les deux cas, qu’il s’agisse d’électrifier le réseau ou de l’équiper en bornes de recharge rapides.
Trois technologies en lice
Issu du colloque du 15 octobre 2020 organisé par la DGITM pour éclairer les décisions politiques, le choix de l’ERS implique un arbitrage entre trois technologies concurrentes : l’induction électromagnétique, la conduction par voie aérienne et la conduction au sol par rail.
L’objectivation scientifique et technique du débat a mobilisé le second groupe de travail interprofessionnel, conduit par l’Union routière de France (URF) et l’université Gustave Eiffel, et appuyé techniquement par le Cerema, le CEA et l'Association des sociétés françaises d'autoroutes (ASFA), autour de deux questions clés : la comparaison du potentiel de décarbonation et la faisabilité technique à l’échelle industrielle.
L’induction manque de maturité
Gourmande en cuivre et limitée en puissance pour les poids lourds, l’induction électromagnétique présente l’avantage de l’interopérabilité entre poids lourds, véhicules utilitaires légers et voiture individuelle. Les doutes se concentrent sur l’entretien et la tenue dans le temps, compte tenu de l’installation des bobines réceptrices juste en dessous de la couche de roulement, c’est-à-dire dans une zone de fragilité, qui est de plus fraisée lors de son renouvellement.
La technologie repose sur l’activation de ces supports par des capteurs embarqués, qui déclenchent la transmission de l’énergie entre les bobines émettrices et réceptrices. Le rendement énergétique (taux de transfert) repose sur le bon centrage de la bobine portée par le véhicule avec celle située sous la chaussée : il diminue dès que les deux bobines ne se sont plus alignées.
« La perte d’énergie atteint au moins 5 %, par rapport aux solutions conductives, et jusqu’à 20 ou 25% pour les poids lourds dont le plancher est plus haut, avec les aléas de centrage », évalue Bernard Jacob, co-animateur du groupe de travail numéro 2 où il représente l’université Gustave Eiffel. Les interrogations sur l’avenir de cette solution se focalisent aussi sur le peu de documentation sur les impacts sanitaires des champs magnétiques. Outre la société israélienne Electreon, quelques autres entreprises en proposent des variantes.
Les talons d’Achille des caténaires
Beaucoup plus mature grâce à l’industrie ferroviaire et aux essais menés en Allemagne et en Suède, la conduction aérienne, portée par Siemens, montre des images de poids lourds alimentés par des pantographes connectés à des caténaires.
L’analyse approfondie révèle cependant de nombreux points faibles : les surcoûts et la gêne à l’exploitation induits par la nécessité d’installer des murets de protection des pylônes, la vulnérabilité des caténaires rigides fixées sous le tablier des ponts, la sensibilité aux aléas climatiques et aux sollicitations du passage de près de dix mille pantographes par jour, l’impact sur le trafic d’éventuelles réparations surtout lorsqu’elles nécessitent la dépose des caténaires pour la mise en œuvre d’une grue de relevage pour les poids lourds renversés (près d’un par semaine en France), le démontage de caténaires pour laisser passer des engins lourds, l’impossibilité de l’intervention par hélicoptère en cas d’accident grave, la chute possible d’un caténaire an cas de collision avec un pylône support…
La conduction au sol rattrape son retard
L’analyse comparative donne donc de très bonnes chances à la conduction par le sol, portée par le français Alstom et alternativement par le suédois Elonroad, malgré son retard en matière d’expérimentations. Certes, le déploiement sur route ouverte passe par des améliorations et des expérimentations.
La vulnérabilité aux fondants routiers, les risques de glissance pour les deux-roues et les voitures ont déjà fait l’objet d’essais concluants en 2019 et 2020 sur une piste d’essai de l’université Gustave Eiffel à Nantes et par une expérimentation de viabilité hivernale menée par le Cerema dans les Vosges.

La solution de conduction par rail développée par Alstom mobilise deux rails parallèles affleurant, l'un pour l'amenée de courant, l'autre pour le retour.
Un patin installé sous le véhicule descend au contact d’un rail, logé dans une tranchée de 7 cm de profondeur et de 40 à 50 cm de large, qui pourrait être installé en continu sur des chaussées existantes. Le patin se relève lors d’un dépassement ou changement de voie. Pour éviter tout risque d’électrocution, l’alimentation est coupée en dessous d’une vitesse de 30 km/h, les batteries prenant alors le relai. Une solution avec un rail creux semble à écarter à cause des problèmes de drainage et de sédimentation dans le rail qu’elle implique et la fragilité de l’ergot en cas d’écart latéral brutal.
Avantages multifonctionnels
Face aux caténaires, l’option rail partage avec l’induction électromagnétique un atout de taille : elle permet d’alimenter les véhicules particuliers (VP) ainsi que les véhicules utilitaires légers (VUL) lesquels représentent le même volume d’émissions de carbone que les PL. Avec cette option, l’ensemble du parc pourrait traverser la France avec de petites batteries, sans se recharger aux bornes de recharge rapide, et donc à un faible coût.
L’infrastructure contribuerait à un système global, en synergie avec d’autres technologies d’automatisation de la conduite contribuant à la sécurisation de la route. « Nous n’avons pas identifié de verrous bloquants pour cette technologie », conclut Bernard Jacob.
La France, à l’occasion de sa présidence de l’Union européenne, a mis en débat le dossier de l’ERS pour tenter avec ses partenaires de parvenir à un consensus technique. A contrario, des groupes de pression poussent les carburants alternatifs et les batteries avec bornes de recharge rapide, avec des relais à Paris et à Bruxelles.
Rétroplanning serré
Alors que la Suède et l’Allemagne poursuivent leurs expérimentations sur l’ERS, l’ingénierie française mobilisée par la DGITM mesure l’étroitesse de la fenêtre de tir : compte tenu des délais requis par le débat et la déclaration d’utilité publics, seule une décision politique européenne avant la fin 2023 permettrait d’engager les 30 à 40 milliards d’euros d’investissements, pour réaliser les 8800 km d’ERS sur les autoroutes françaises d’ici à 2035.

Après un chantier de 30 à 40 milliards d'euros en deux phases, le système routier électrique français se déploierait sur 8800 km en 2035
Le groupe de travail numéro 3 a détaillé le rétroplanning d’un déploiement à grande échelle, compatible avec les deux échéances fixées par Bruxelles pour la décarbonation de l’économie européenne : moins 55 % d’émissions de gaz à effets de serre en 2030, par rapport à 1990 ; neutralité carbone en 2050.
Un chantier titanesque
En deux à quatre ans, 20 opérations mobiles simultanées permettraient de mettre en service 4900 km d’ERS en 2030, avant une seconde tranche de 3900 km en 2035. A raison d’un chantier tous les 250 km progressant par sections de 500 à 800 m par jour, cet espacement resterait compatible avec le bon écoulement du trafic.
« Les TP peuvent relever un tel défi, et le système pourra être financé s’il est adapté à l’occasion de la fin des contrats de concession actuels qui arrivent à échéance à partir de 2031 », souligne Marc Raynal, qui espère mettre fin à une image maudite : à l’école de la décarbonation de l’économie, le fret routier fait toujours figure de cancre…