L'association L'Atelier Michel Corajoud, que vous présidez, annonce la publication imminente d'un ouvrage collectif. À quoi ressemblera-t-il ?
Michel Corajoud, portraits se présente actuellement comme un rouleau, forme originelle du livre. Il sera distribué, plié en accordéon, selon une technique de reliure, dite “leporello”. Claire Corajoud présente un photomontage d'Augustin Du-mage où se confondent son visage et celui de Michel. Suivent les contributions de chacun dans l'ordre alphabétique, à raison de deux pages par auteur. Une première maquette du livre avait été déroulée comme un long ruban blanc sur la pelouse de la “clairière de la clairière”, dans le parc du Sausset [à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis], le 14 juillet 2015, jour de l'anniversaire de Michel Corajoud.
Chaque contribution singulière éclaire la personnalité de Michel Corajoud, conjoint, ami, maître, père et grand-père aimant, enseignant, artiste, urbaniste, paysagiste, intellectuel, essayiste. Des anciens élèves côtoient des maîtres d'ouvrage, des élus, des paysagistes, des urbanistes, des architectes, des géographes, et d'autres encore, amis ou compagnons.
Chaque contribution singulière éclaire la personnalité de Michel Corajoud, conjoint, ami, maître, père et grand-père aimant, enseignant, artiste, urbaniste, paysagiste, intellectuel, essayiste
Et vous ?
Michel aimait se tenir sur le seuil de la serre où j'ai installé une salle de lecture, là où nous nous trouvons, à l'ombre des bambous. J'ai dessiné avec des encres de couleur ce passage entre le dedans et le dehors ; une situation transitoire, un seuil. J'ai aussi retrouvé des photos de Michel que j'avais prises lors d'une visite à Grenoble au début des années 1970 où il apparaît au côté de Claire dans le rétroviseur de sa voiture. Elles ont été choisies pour la couverture et la quatrième de couverture du livre.
Pourquoi ce livre ?
Le projet est né d'un sentiment partagé par plusieurs de ses proches et amis. Claire Corajoud, sa compagne et partenaire, Anouk Lardenois, sa fille, Vincent Piveteau, directeur de l'École nationale supérieure du paysage de Versailles, les paysagistes Henri Bava, Jacques Coulon et Michel Desvigne, Idrich Akhoun, comptable et conseiller de Michel, ainsi que moi-même. Nous reconnaissions que l'école française de paysage, et en particulier l'école de Versailles, ne serait pas ce qu'elle est devenue sans Michel Corajoud. Il a consacré plus de trente années à l'enseignement, créant un courant de pensée et une dynamique autour de l'idée de paysage envisagé comme une ouverture au Monde. Il a su ouvrir des voies que chacun a suivies à sa manière. Il n'a pas eu de disciples. C'est sa façon d'être libre qu'il a transmise. Lorsque j'ai présenté l'ouvrage le 30 septembre dernier à la Biennale européenne de paysage à Barcelone, j'ai ressenti à quel point Versailles et l'enseignement d e Michel Corajoud étaient importants. J'ai aussi mesuré la nécessité de lui donner une actualité. C'est à Versailles que l'idée de paysage a dépassé le cadre d'un domaine d'intervention professionnel pour devenir une pensée agissante.
Comment avez-vous déniché un éditeur qui accepte un format aussi atypique ?
Je suis devenu éditeur par nécessité, et aussi par goût. Personne ne publierait un tel ouvrage, sauf en raison d'une contribution sans commune mesure avec les moyens de l'association, qui a d'ailleurs lancé une souscription pour financer le projet.
Les éditions du Bureau des paysages travaillent-elles à d'autres projets ?
Parallèlement à la publication de l'ouvrage collectif dont nous avons parlé et sur la suggestion d'Henri Bava, j'achève un livre plus personnel sur Michel, un court récit illustré. Nous sommes quelques-uns à avoir été marqués par l'aventure d'un voyage de fin d'année en Espagne, sous la conduite de Michel Corajoud. Nous n'avions pas d'objectif plus précis que l'observation du paysage, de ce “théâtre d'agriculture” pour reprendre les termes utilisés en d'autres circonstances par Olivier de Serres. C'était quatre ans avant 1976, date de la renaissance de l'école du paysage telle que nous la connaissons aujourd'hui. Nous sortions de la section du paysage et de l'art des jardins de l'École nationale supérieure d'horticulture, créée en 1946 par le général de Gaulle pour contribuer à la reconstruction de la France. Cet héritage a suscité en nous un sens particulier de l'engagement qui coïncidait avec l'esprit frondeur qui dominait la société au début des années 1970. Je décris également le lien, plus secret, entre l'enseignement de Michel et son goût pour la poésie. Lui qui, montant à Paris, s'était installé sur les traces d'André Breton, à l'hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon. Est-ce la contemplation de la statue de Jean-Jacques Rousseau depuis la fenêtre de sa chambre qui aura été à l'origine de son aspiration irrésistible vers la nature ?
Le paysage n'a rien à gagner à être un domaine réservé ou protégé.Un engagement et une compétence ne résultent pas d'un titre
Certaines pages, illustrées par des schémas techniques, paraissent assez éloignées de la nature…
Peut-être pas. Comment entre-t-on dans la fabrique d'un projet ? Comment pénètre-t-on dans l'atelier d'un créateur comme André Le Nôtre ? Souvent, les ouvrages sur les jardins retracent les circonstances historiques de leur création. Au contraire, Michel Corajoud, Marie-Hélène Loze et Jacques Coulon se sont appliqués à comprendre comment avaient été tracés les jardins et le parc de Versailles. Mesurant, arpentant, reproduisant les géométries fondatrices pour redécouvrir, à partir du terrain, les figures du projet d'origine. Dévoilant ainsi les méthodes et les moyens utilisés pour conduire la mise en scène d'éléments naturels.
Votre mission de maîtrise d'œuvre architecturale et paysagère du réaménagement des locaux de l'école vous offrira-t-elle aussi une occasion de lui rendre hommage ?
À travers ce projet, j'aimerais que l'association L'Atelier Michel Corajoud apporte sa pierre au projet culturel du Potager du roi, et en particulier à celui de la Villa Le Nôtre, installée dans l'hôtel de son créateur Jean-Baptiste de La Quintinie. Une exposition sur Michel Corajoud et l'école française de paysage est programmée durant l'été et l'automne 2018. Les membres de l'association, réunis en séance plénière le 17 septembre, ont fait part de leur détermination et de leur engagement à mener à bien ce projet.
À la fois architecte, urbaniste et paysagiste, vous réjouissez-vous du statut désormais inscrit dans la loi pour les concepteurs paysagistes ?
L'idée du paysage, son importance, sa vitalité et son développement ne dépendent pas du statut d'une profession. J'apprécie cette appellation au même titre que celles d'écrivain, de peintre, d'artiste. .. Le paysage n'a rien à gagner à être un domaine réservé ou protégé. Un engagement et une compétence ne résultent pas d'un titre. Je défends l'idée d'un exercice libre des “métiers du projet” auxquels on pourrait donner le nom générique d'architecture.
Le contexte économique vous paraît-il propice à la mise en œuvre de cette vision ?
Le manque d'argent devrait encourager le réemploi des lieux et des matériaux. Dans l'île de Nantes, sur le plateau de Haye à Nancy, dans les quartiers de la Manufacture et de la Plaine-Achille à Saint-Étienne, ou plus récemment à Strasbourg, sur le site de la Coop au port du Rhin, le projet devient un lieu de synthèse entre un site existant, des moyens, des possibilités et des nécessités. Cela permet d'envisager le temps et l'argent comme des matières premières, en s'appuyant sur l'observation des usages, pour que cette démarche soit ouverte aux principaux intéressés : nos concitoyens.
Quelles exigences techniques cette méthode impose-t-elle ?
La mise en œuvre d'un projet passe par une compréhension précise des processus techniques utilisés. Ici, il convient de s'impliquer directement dans la mise au point in situ des coffrages pour maîtriser l'appareillage et le calepinage des pierres d'un mur maçonné. Là, une image d'une pelouse verte dans son état futur d'achèvement ne saurait tenir lieu de descriptif pour sa mise en œuvre. Faut-il pratiquer un sous-solage, des labours, un hersage ? Quels amendements auront été nécessaires ? Un drainage s'avérera-t-il indispensable ? Quelles proportions de ray-grass, de fétuque ovine et d'autres graminées devront être choisies pour composer un mélange adapté à sa situation, à son usage et à son entretien ? Autant qu'au résultat, je me suis toujours intéressé à la manière d'y parvenir. Ma formation à Versailles, au côté de fils de pépiniéristes qui n'ignoraient rien des végétaux et de leur culture, et mon enfance passée sur les chantiers ont sans doute joué un rôle dans mon goût pour la compréhension de la fabrication des choses.
Comment rendre cette exigence compatible avec un décloisonnement des compétences ?
Au Bureau des paysages, nous sommes urbanistes-paysagistes-architectes. Certains d'entre nous ont été formés comme architectes, d'autres comme paysagistes ; d'autres encore ont suivi des chemins différents. Je fais en sorte que notre équipe puisse fonctionner à la manière d'une troupe de théâtre où les rôles se répartissent en fonction des nécessités du répertoire. L'exercice de projet nécessite une remise en cause et un apprentissage constants. Notre agence est une école pratique et polytechnique.
La voie réglementaire vous paraît-elle appropriée à l'amélioration de la qualité des espaces construits ou aménagés ?
Je trouve inquiétante toute tentative visant à enfermer la réalité dans des dispositifs réglementaires, fussent-ils vertueux. Gardons en mémoire leur finalité ; faute de quoi, les règles pourraient vider les lois et la réalité de leur sens. Je crois davantage aux vertus de l'expérimentation qu'aux certitudes de la planification, et c'est aussi ce que j'ai appris de la section du paysage et de l'art des jardins dans le Potager du roi, et de l'enseignement de Michel Corajoud.



