Un établissement public de coopération intercommunal lance une procédure de mise en concurrence par appel d’offres sur performances pour la réalisation et la mise en service d’une usine de traitement des déchets. Un groupement d’entreprises est choisi par la commission d’appel d’offres, qui confirme son choix à la demande du président lors d’une nouvelle réunion. Le président décide alors de saisir l’assemblée délibérante afin que celle-ci déclare la procédure sans suite pour raison d’intérêt général. Puis, toujours à la demande du président, l’assemblée délibérante lance une nouvelle procédure avec un cahier des charges identique, mais en limitant cette fois l’accès à la procédure aux seules entreprises générales, dans le but d’écarter le groupement ayant les faveurs de la commission. Dans un arrêt du 18 mars 2005, le Conseil d’Etat a jugé que les deux délibérations visant à déclarer la procédure sans suite, d’une part, et à relancer la procédure, d’autre part, étaient entachées d’illégalité pour détournement de procédure (« Société Cyclergie contre Sytrad », n° 238752). La chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée sur la qualification pénale de ce détournement de procédure visant à exclure, le 21 septembre 2005, un groupement d’entreprises.
Un élément matériel du délit de favoritisme
Le délit de favoritisme vise à sanctionner le fait de procurer ou tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires. Le lien entre le caractère injustifié de l’avantage et l’acte contraire aux dispositions réglementaires ne saurait s’interpréter comme l’obligation pour le juge d’établir un lien de causalité entre l’irrégularité et l’avantage injustifié. La circulaire « premier bilan d’application du délit de favoritisme dans les marchés publics et les délégations de service public » rappelle ce jugement du tribunal de grande instance d’Orléans du 5 juin 1996, qui a considéré que « l’ n’impose pas d’apporter la preuve d’un lien de causalité entre la rupture d’égalité et l’attribution du marché (…), preuve qui serait au demeurant impossible à faire puisque le juge ne peut pas se substituer à la commission d’appel d’offres dans l’appréciation du mieux-disant ».
Ainsi affranchi de cette obligation, le juge pénal peut sanctionner au titre de l’ les manquements aux règles de mise en concurrence, alors même que ces manquements n’ont pas été orchestrés pour favoriser telle ou telle entreprise au détriment des autres. Peuvent dès lors être sanctionnées les irrégularités procédurales puisque toute procédure conduit normalement à choisir une entreprise parmi d’autres. Ainsi, le choix d’une procédure moins contraignante par la collectivité a déjà été considéré par la jurisprudence pénale comme constitutif du délit de favoritisme, alors même que l’entreprise attributaire n’a bénéficié que fortuitement ou tout au moins secondairement de ce manquement aux règles procédurales. La Cour de cassation a pu juger (ch. crim., 11 décembre 2002, n° 00-85611) que le recours injustifié à la procédure négociée était constitutif du délit de favoritisme dans la mesure où il avait eu pour « effet d’écarter de l’accès au marché des candidats potentiels procurant à l’attributaire un avantage injustifié ».
Une relaxe pour des « imprudences » procédurales
De même, la sous-évaluation du montant prévisionnel du marché, de sorte que la déclaration d’infructuosité soit inévitable pour recourir au marché négocié, peut être constitutive du délit de favoritisme, alors que seule la négociation est recherchée par l’administration. De manière exceptionnelle, un arrêt isolé de la Cour de cassation a admis la relaxe pour des « imprudences » procédurales, qui n’avaient pas été motivées par le volonté de favoriser une entreprise (6 avril 2005, n° 04-85424).
Dans l’arrêt du 21 septembre 2005, est sanctionnée non pas la volonté de favoriser une entreprise mais au contraire celle de rompre le principe d’égalité entre les candidats en défavorisant une ou plusieurs entreprises.
Une nouvelle forme de sanction de la rupture d’égalité
La Cour de cassation a jugé, comme le Conseil d’Etat, que la déclaration de la procédure sans suite pour motif d’intérêt général et l’exclusion de principe des groupements d’entreprises de l’accès à la deuxième procédure n’étaient dictées que par la volonté d’évincer un groupement soumissionnaire de la procédure. La Cour retient le favoritisme même si le marché n’a pu être signé, considérant que les manœuvres visant à exclure un groupement d’entreprises de la possibilité d’être choisi comme titulaire du marché constituait un manquement à un principe fondamental de la commande publique : le principe d’égalité.
La qualification du délit pour un manquement à un principe fondamental de la commande publique, et spécialement au principe d’égalité, n’est pas une nouveauté (). Néanmoins, la rupture d’égalité est souvent commise dans le but de favoriser un candidat déterminé. En considérant qu’en excluant un candidat sans raison, le délit est constitué dès lors que cette exclusion profite à un autre soumissionnaire, la Cour ne déforme pas le délit d’octroi d’avantage injustifié. Elle étend l’application de ce délit à des situations nouvelles.
Toute entreprise soumissionnaire, dont la candidature ou l’offre sera illégalement déclarée irrecevable, ou dont l’évaluation sera entachée d’une erreur manifeste d’appréciation indépendamment de la justesse d’évaluation de l’entreprise « mieux-disante », pourra désormais engager une procédure. Cette démarche contentieuse sera facilitée par la récente jurisprudence de la Cour de cassation du 28 janvier 2004, citée par la circulaire du 22 janvier 2005, qui admet la constitution de partie civile par les candidats évincés.