Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique (dite loi Asap), les entités publiques peuvent passer des marchés de travaux sans publicité ni mise en concurrence jusqu’à un seuil de 100 000 euros HT. Cette mesure dérogatoire prise durant la crise du Covid devait prendre fin le 31 décembre 2022, mais elle a été prolongée jusqu’au 31 décembre 2024 par un décret du 22 décembre dernier.
Cette prolongation avait été demandée par les fédérations du bâtiment dans le cadre des Assises du BTP. Pourtant, le ressenti de Jean-Christophe Repon, président de la Capeb, est que le dispositif est très peu utilisé par les collectivités territoriales. « J’ai l’impression que peu de communes se sont emparées de cette possibilité. Cela serait pourtant essentiel pour les artisans, qui sont en difficulté depuis deux trimestres. 2024 ne s’annonce pas meilleure. Etant donné le montant des marchés concernés, ce sont souvent des contrats destinés aux TPE-PME, plutôt qu’aux grands groupes ».
Cette impression, bien que partagée par de nombreux acteurs, n’est pas (encore ?) confirmée par des statistiques au niveau national. La Direction des affaires juridiques du ministère de l’Economie et des Finances (la DAJ) ne dispose que des données relatives aux acheteurs volontaires à partir de 90 000 euros et de très peu de données sur les marchés sans publicité ni mise en concurrence, explique-t-elle.
La peur du juge
Quoi qu’il en soit, le constat n’étonne pas Yvon Goutal, avocat spécialiste en droit des collectivités territoriales. « Quand l’acheteur public structure un marché public sans procédure, il court toujours un risque que cela lui soit reproché a posteriori, que ce soit par le juge ou par un élu de l’opposition. Alors, pourquoi prendre ce risque ? Les collectivités ne sont pas toujours demandeuses de libertés, car cela implique trop de risques juridiques. Et la multiplication des juges dans le domaine des marchés publics n’incite pas à l’innovation … ».
Arnaud Latrèche, vice-président de l’Association des acheteurs publics et adjoint au directeur de la commande publique du conseil départemental de la Côte-d’Or, partage le point du vue : "Cette possibilité de se dispenser de mise en concurrence est prévue, mais elle n’est pas très nette." Car ce dispositif ne signifie pas qu’on peut choisir n’importe quelle offre, qu’on peut faire toujours appel au même fournisseur, etc. L’acheteur gère les deniers publics et il doit toujours respecter certaines règles. Et la chambre régionale des comptes est très vigilante sur le sujet. Elle ne peut pas condamner une collectivité, mais elle peut l’égratigner publiquement si elle estime qu’elle aurait pu trouver moins cher par exemple.
L’utilité de cette dérogation dépend aussi de la taille de l’entité publique. Selon Christophe Amoretti-Hannequin, directeur finance responsable et achats chez France urbaine, « les grandes collectivités du bloc communal ont en effet très peu utilisé ce dispositif. Notamment parce que les opérations de travaux de moins de 100 000 euros sont relativement marginales dans leur plan pluriannuel d’investissement. Pour les opérations de faible montant, par exemple des opérations de maintenance de voirie, les grandes collectivités disposent généralement d'accords-cadres mono ou multi-attributaires, s'exécutant par bons de commande et/ou marchés subséquents, qui permettent de gérer les urgences. Et puis il peut exister çà et là une certaine frilosité à rompre avec la collégialité de la décision d'attribution inhérente à la CAO (l'organisation de cette collégialité dans le cas d'un gré à gré revenant à abandonner en partie le bénéfice de la rapidité de la procédure). »
Utile dans les petites collectivités
La situation peut être différente dans de plus petites collectivités, pour lesquelles des opérations de 100 000 € représentent la majorité des cas et où il n’y a pas forcément les équipes pour réaliser de gros accords-cadres. Frank Pistone, gestionnaire des marchés publics de la mairie d'Eze (Alpes-maritimes), raconte que sa commune fait toute une partie de sa commande publique en exploitant la possibilité du gré à gré. « Pour des projets ponctuels, c’est une bouffée d’air frais. Cela nous permet d’être réactifs, de travailler rapidement, et de travailler avec des entreprises du territoire. Mais je reste toujours très vigilant. Le code nous donne cette liberté, mais il faut quand même se justifier devant le juge le cas échéant, et prouver que le gré à gré était dans l’intérêt de la collectivité. Le service après-vente n’est pas toujours évident. Nous profitons d’une exception, mais il s’agit quand même de marchés publics ! »
L’utilisation de la possibilité de passer un marché de travaux sans formalités en-dessous de 100 000 € n’est donc pas toujours optimale du point de vue de la collectivité. Surtout que, pour Arnaud Latrèche, « parfois, une mise en concurrence permet de faire des gains financiers. Or pour les petites communes, 100 000 € c’est beaucoup. Et demander trois devis n’est pas beaucoup plus long que d’en demander un seul ».