La définition universelle de la forêt prémunit l’Union européenne contre une forme d’hypocrisie juridique. « Dans leur réglementation contre les importations de bois illégales, le Royaume-Uni et les USA s’appuient sur les critères de légalité définis par les pays exportateurs. Ce choix les autorise à importer du soja issu de la déforestation, alors que le règlement européen l’interdit », relève Alain Karsenty, économiste au centre de coopération internationale et de recherche agronomique pour le développement (Cirad).
L’imposture des compensations
Invité le 3 octobre par l’association des journalistes de l’environnement à décrypter le règlement approuvé en avril dernier par le parlement de Strasbourg et qui entrera en vigueur à la fin 2024, l’expert souligne une autre qualité de la posture européenne : elle ferme la porte au marché des compensations, qualifiées d’« indulgences modernes, destinées à racheter les péchés climatiques ».
Au moment où les Emirats Arabes-Unis prennent le contrôle de 10 % du Libéria pour y gérer des aires protégées ou y financer des reboisements, les scientifiques récusent la pertinence de cette voie de compensation : « Plus on en émet, plus le temps de séjour du CO2 dans l’atmosphère augmente », rappelle Alain Karsenty. Le temps de compenser les émissions humaines se chiffre en millénaires.
Effet d’entraînement
Certes, la consommation européenne ne contribue qu’à 10 % de la déforestation mondiale, alimentée aux trois quarts par les marchés agricoles nationaux. Mais selon l’expert du Cirad, le règlement européen, impulsé par la France dans le cadre de sa « Stratégie nationale contre la déforestation importée », peut créer un effet d’entraînement.
L’Europe a lancé les premières réglementations sur les importations illégales de bois en 2013, suivie par de nombreux pays dont la Chine. Le même phénomène se reproduit avec la taxonomie verte.
L’universalisme européen trouve pourtant ses limites : « Cette approche n’est pas toujours adaptée à la diversité des situations », estime Alain Karsenty. Il regrette que le règlement ne tienne aucun compte de la certification FSC qui, selon lui, a prouvé sa pertinence dans les forêts tropicales.
Leviers financiers et juridiques
Outre la moralisation des marchés internationaux, l’expert milite pour actionner d’autres leviers : des fonds fiduciaires garantis par l’Europe attireraient les capitaux privés dans la gestion durable de forêts.
« La grande difficulté consiste à coupler la lutte contre la déforestation avec la sécurité alimentaire », diagnostique Alain Karsenty. Le remède consiste à promouvoir l’intensification écologique de l’agriculture, à travers les rotations parcellaires.
Sur le plan juridique, « l’incertitude foncière contribue à la déforestation », estime l’expert. Découplage entre propriété et usage, mise en place de titres communautaires pour empêcher l’accaparement, ou de baux emphytéotiques ouverts aux populations migrantes : après l’entrée en vigueur du règlement européen, la lutte contre la déforestation passe par l’expérimentation de ces pistes.