Élargissement de l'expérimentation du permis de faire introduit par la loi relative à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP) du 7 juillet 2016, le permis d'expérimenter est formalisé. Dans le cadre de l'article 49 de la loi du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance (Essoc), la première ordonnance a été publiée le 31 octobre dernier. Elle fixe le cadre du dispositif avec, pour objectif, de favoriser l'innovation technique et architecturale. Va-t-elle y parvenir ? « D'abord, l'idée est de laisser le choix à la maîtrise d 'ouvrage entre plusieurs solutions afin qu'elle puisse les développer elle-même, tout en respectant les grands principes fixés dans laloi », précise Emmanuel Acchiardi, sous-directeur de la qualité et du développement durable dans la construction à la Direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP).
Des interrogations demeurent
Une première phase d'expérimentation est donc lancée en attendant une seconde ordonnance prévue pour février 2020. « Mais cette expérimentation n'est pas une dérogation. Il s'agit d 'une autre façon de respecter la règle », tient à souligner le représentant de la DHUP. D'autant que le dispositif fait écho aux attentes des acteurs de la construction « qui, lors de la présentation de la Stratégie logement, avaient exprimé le souhait deconstruire mieux, moins cher, de maîtriser le flux normatif et de libérer l'innovation ». Sur le papier, tout le monde est d'accord. Mais en attendant le décret d'application de cette ordonnance I de la loi Essoc, des interrogations demeurent.
« Depuis quelques années, avec les appels à projets, nous avons assisté à un fabuleux appel d 'air en termes d'innovation, relève Luc Jeansannetas, président du bureau bâtiment de Syntec-Ingénierie. Néanmoins, celle-ci a surtout porté sur l 'architecture et sur les usages, et dans une moindre mesure sur les solutions techniques. Avec la loi Es-soc, le corpus réglementaire sera questionné pour mieux accompagner l'innovation dans toutes ses dimensions ». Même satisfecit du côté de Cinov.
« Revenir à la performance et à sa mesure redessine les contours des différentes missions des partenaires de l 'acte de construire. La loi Essoc va simplifier le cadre réglementaire. Le maître d 'ouvrage pourra mettre en œuvre une technique différente de celle prescrite par la réglementation, à condition de prouver une performance au moins égale à celle apportée par la solution innovante, résume René Gamba, président de la Commission économique de Ci-nov. Mais qui va définir l ' équivalence de résultats ? »
« La loi Essoc permettrait de s'affranchir des solutions contre les ponts thermiques »
D'autant que, pour d'autres acteurs, c'est déjà le fait de substituer des exigences de résultats aux exigences de moyens qui soulève des interrogations. Comme chez l'industriel Schöck. « Pour nous, cette ordonnance I, telle qu'elle est aujourd ' hui conçue, n'est pas un permis d 'expérimenter mais de défaire, s'insurge Raphaël Kieffer, son directeur général. Alors que le pays rate son objectif de diminution des émissions de gaz à effet de serre, la loi Essoc permettrait de s'affranchir des solutions pour traiter des ponts thermiques, qui sont pourtant le seul moyen technique pour rendre une enveloppe du bâtiment homogène. Or, se cantonner uniquement aux exigences de résultats que sont les coefficients Cep et Bbio de la réglementation thermique ne suffit pas pour maîtriser les enjeux environnementaux et sanitaires quand la qualité de l 'enveloppe d 'un bâtiment influe directement sur la qualité de l 'air intérieur ».
Pour Éric Mangini, représentant de Syntec-In-génierie et membre du groupe de travail sécurité incendie dans le cadre de l'élaboration de cette ordonnance I, « l'enjeu pour la sécurité incendie est d 'accompagner l' innovation, qu'elle soit architecturale ou technique. Contrairement à l'opinion commune, la profession a déjà pour habitude de déroger aux textes avec une très forte culture de l'adaptation grâce aux débats contradictoires avec les commissions de sécurité, et cela essentiellement pour les bâtiments ERP et IGH ».
En l'occurrence, dans le domaine de la sécurité incendie, l'apport principal de la loi Essoc, « est de faciliter l'extension de l'emploi de l'ingénierie feuet l'ingénierie de désenfumage aux bâtiments d'habitation et Code du travail, mais sans le contrôle de la commission de sécurité ». Or, les professionnels sont encore en attente d'une définition précise de cet échange contradictoire entre la conception et un tiers indépendant.
Le tiers indépendant en question
« Aujourd'hui, le texte met largement en avant le bureau de contrôle pour obtenir une attestation de la bonne mise en œuvre de la solution d'effet équivalent au regard des moyens requis pour atteindre les objectifs attendus. Or, quelle va être son indépendance vis-à-vis de la maîtrise d'ouvrage, surtout lorsque l'expérimentation portée n'entre pas dans des domaines autoréguliés par l'assurance ? », poursuit Éric Mangini.
Cet « attestateur », c'est l'élément nouveau et original de cette ordonnance I. « Pour porter l'innovation, on va être principalement dans le cas d'unemaîtrise d 'ouvrage structurée, avec une ingénie-
rie. Cet attestateur va certifier en amont que la solution proposée respecte les règles. Ensuite, l 'obligation de prendre un contrôleur technique qui atteste de la bonne mise en œuvre de la solution équivalente, mais aussi la possibilité pour l 'État d 'engager un contrôle du respect des règles de la construction, constitueront des garanties supplémentaires », éclaire Emmanuel Acchiardi.
René Gamba est convaincu que ce permis d'expérimenter va autoriser des innovations, « à condition d 'aller au bout de la démarche et sans ajouter des étapes inutiles qui augmenteraient, de fait, les coûts et les délais. La responsabilité de la maîtrise d 'œuvre est la clé de voûte de la loi Essoc. Confier l 'attestation d ' équivalence d 'une solution innovante à un tiers indépendant nous semble dangereux. La mission de contrôle est partie intégrante de la mission de l ' ingénierie. Pourquoi risquer de la déresponsabiliser en confiant cette mission à un tiers ? »
Pour Raphaël Kieffer, la performance énergétique des bâtiments est même en danger.
« Aujourd'hui, la maîtrise d'ouvrage missionne un bureau de contrôle pour vérifier la structure de l'ouvrage ou la sécurité incendie, mais rarement pour ce qui est de la performance technique. Il faut qu'un équilibre soit rétabli sans exclure les exigences de moyens de la loi Essoc ! », plaide l'industriel. Pour autant, rien ne garantit encore que la maîtrise d'ouvrage exploite ce permis d'expérimenter, et encore moins qu'il en découle de l'innovation.
L'innovation hors du champ Essoc
Car innover représente un risque. « La maîtrise d'ouvrage le prendra dès lors que c'est assurable. Parler de loi Essoc sans cette dimension, c'est parler dans le vide », reprend René Gamba. Pour la présidente de l'Ordre des architectes de l'Île-de-France Christine Leconte, le débat est même philosophique. « L'innovation est une notion complexe qui dépasse le cadre de la réglementation et de la norme. Elle doit s'inscrire dans une logique de rupture avec plus de matière grise pour moins de matière première. Or, la loi Essoc entend desserrer l ' étau normatif, mais sans fixer d 'objectifs pour l'instant. »
Une inquiétude pour cette architecte, qui se demande pourquoi la loi LCAP qui avait instauré un permis de faire, réservé à l'État, aux collectivités et aux organismes HLM, avec un périmètre restreint, donc régulé, n'a pas abouti. « La question n'est pas de construire plus, mais de construire mieux. Or, la loi Élan rend dispensable le recours à un architecte pour un bâtiment de logement social. Elle supprime de fait l'innovation quand le monde HLM sait la porter. Le signal est contradictoire. »
Qu'en sera-t-il aussi du coût de l'innovation, plutôt réputée pour sa cherté ? « Il faut cesser de se positionner dans une démarche à court terme. Il faut répondre aux enjeux de la ville de demain avec desparamètres tels que l 'accessibilité, la sécurité incendie, la thermique, l'acoustique ou encore la qualité de l'air intérieur qui touchent directement la vie des Français . S'il y a eu des normes jusque-là, c'est parce qu'il fallait que toutes ces notions soient protégées. »
Une position partagée par Rodrigue Leclech, responsable du Pôle Construction chez Pouget Consultants. « Au regard du temps et de l'argent nécessaires pour innover, j'ai le sentiment que cette ordonnance I va déboucher sur un leadership des majors sans pour autant inscrire de vision sur le long terme. Or, c'est le but de la future réglementation environnementale 2020 en anticipant les évolutions pour préparer l 'avenir et construire des bâtiments compatibles 2050. Par exemple, en supprimant les exigences de moyens, le confort, notamment d'été, pourrait être dégradé alors que le climat évolue. »
Et si l'innovation n'aboutissait pas ?
Conséquence : la vigilance est de mise « pour ce texte marqué de grandes intentions qui pour l'instant reste imprécis et manque d 'objectifs teintés d'intérêt général. Nous espérons que la concertation va être maintenue, accrue et sérieuse », appuie Christine Leconte. En outre, l'ordonnance II a été planifiée pour février 2020. Des délais bien courts pour expérimenter quand cette échéance a pour autre vocation de déboucher sur une réécriture partielle du Code de la construction et l'habitation (CCH). Mais Emmanuel Acchiardi tient à rappeler que cette première marche vers un plus vaste chantier de modernisation du droit de la construction « relève d'une démarche volontaire dont la solution retenue a vocation à être partagée. Mais ce n'est pas parce que l'on construira différemment que le contrôle de la part de l'État sera moindre, au contraire. Ce dispositif est sérieux, solide, et mis en place avec tous les acteurs de la construction. Je suis plus inquiet aujourd'hui que les maîtres d 'ouvrage ne testent pas l'expérimentationdans le cadre de l'ordonnance I. » À l'image du permis de faire, instauré par la loi LCAP qui, faute de décrets d'application, n'avait pas débouché.
Mais pas question de freiner non plus la machine du grand toilettage du CCH dont cette ordonnance n'écrit que le premier chapitre. Sans permis d'expérimenter, le lifting pourrait s'appuyer sur des expérimentations déjà menées. Qu'il s'agisse des dérogations auxquelles sont aguerris les acteurs de l'accessibilité ou de la sécurité incendie les amenant souvent à innover. Ou de l'appel à manifestation d'intérêt (AMI) porté par les trois EPA de Bordeaux Euratlantique, Euroméditerranée, ou encore le Grand Paris Aménagement… Reste désormais à attendre les mises en application par décrets, en espérant qu'ils soient rapidement publiés afin de ne pas rogner encore plus sur le peu de temps donné à ce permis d'expérimenter.







