La dernière vision d'un monde civilisé s'est abolie avec la petite gare vieillotte de Bobigny. Le 10 février 1944, Ida Grinspan venait d'être embarquée à bord d'un convoi à destination d'Auschwitz, en Pologne. Depuis quelques mois, les nazis se servaient de ce site à l'écart de tout pour déporter les Juifs vers les camps de la mort. Un premier train avait quitté Bobigny avec à son bord 1 009 personnes dont 138 enfants, le 18 juillet 1943. Quatre-vingts ans plus tard, le 18 juillet 2023, a été inauguré le Mémorial de l'ancienne gare de déportation de Bobigny (aujourd'hui en Seine-Saint-Denis). A l'issue d'un aménagement très sobre, le site révèle désormais une histoire d'autant plus méconnue que, dès le début, la plus grande discrétion avait été maintenue.

Le témoignage des rescapés. Les Allemands avaient jeté leur dévolu sur « cette petite gare vieillotte » parce que celle du Bourget, d'où partaient auparavant les trains de déportés, était trop visible et était devenue la cible de bombardements alliés. De plus, Bobigny ne servait plus qu'au transport de marchandises, depuis que le trafic des personnes avait été abandonné et que l'ancien bâtiment voyageurs, avec ses allures de terminal de station balnéaire, avait été fermé en 1939. Dans le petit matin, 21 convois ont ainsi été organisés jusqu'en août 1944 et 22 500 Juifs déportés. Dont Simone Veil, Ginette Kolinka et Ida Grinspan. Ce sont des rescapés comme elles qui ont, depuis, témoigné de ce qui s'était passé là. Les Allemands, eux, n'ont pas laissé de trace de leur entreprise criminelle, si ce n'est la gare elle-même. Et celle-ci représente le seul site ferroviaire de la déportation demeuré quasi intact en France. « Après la guerre, il a été récupéré par un ferrailleur qui y est restée jusqu'en 2005. Les amas de métaux et les entrepôts divers l'ont, en quelque sorte, préservé dans son intégrité », raconte le paysagiste Pierre-Alexandre Marchevet, de l'agence néerlandaise Okra, qui a conçu le nouveau Mémorial avec l'Atelier d'architecture Philippe Prost.

L'année 2005 a marqué aussi le classement de la gare au titre des monuments historiques. Dix ans plus tard, la Ville de Bobigny, qui avait acquis, petit à petit, l'ensemble des 3 ha de l'emprise, lançait le concours international qui a permis l'année suivante de choisir le projet porté par Okra et Philippe Prost.

Le silence de l'intervention. Pour Bobigny, il était indispensable « de révéler le site à la ville, de le sortir de son isolement pour en faire un lieu de mémoire », explique Bernard Saint-Jean, chargé de mission à la mairie. Tous les acteurs se sont retrouvés sur la nécessité de « garder le plus possible le site dans sa configuration et sa matérialité, rappelle l'architecte Philippe Prost. Ces lieux sont puissants, notre intervention devait donc être silencieuse ». Le choix a d'ailleurs été fait de conserver aussi les éléments qui se sont rajoutés depuis la fin de la guerre, du temps des empilements de ferraille, comme un haut pylône d'éclairage et le mur de soutènement qui sépare le haut du site de la zone des voies en contrebas.

Alors que l'ancien bâtiment voyageurs avait déjà fait l'objet de travaux de clos et couvert et que la SNCF avait rénové la halle de marchandises, le nouvel aménagement s'est concentré sur l'espace haut, par lequel les visiteurs arrivent. Le seuil qu'ils franchissent est celui que les bus de déportés empruntaient. Le public trouve ensuite sur sa route un pavillon de 64 m² SU qui, en plus d'abriter les agents d'accueil, forme un sas où il peut se préparer à s'immerger dans les lieux. Avec une grande feuille de béton fibré en guise de toit, la construction est un belvédère qui permet de prendre la mesure du mémorial.

Une fois qu'il a passé cette étape et cheminé à travers le jardin en pente, le visiteur parvient sur la plateforme où étaient assemblés les convois. Là, c'est comme si rien ou presque n'avait été fait. Seuls certains pavés d'origine ont été retaillés pour ménager des cheminements accessibles aux personnes à mobilité réduite. Et, au fond de cet espace, 75 stèles d'acier dessinent un alignement saisissant qui figure tous les trains de déportés partis de France, dont les 21 de Bobigny. Le reste n'est que nature en friche, conservée comme un réceptacle de biodiversité. Et un grand vide. Sur l'ancien mur du ferrailleur a été gravée une citation attribuée à Paul Eluard : « Si l'écho de leur voix faiblit, nous périrons. »

Informations techniques
Maîtrise d'ouvrage : Ville de Bobigny.
Maîtrise d'œuvre : Okra (paysagiste, mandataire), Atelier d'architecture Philippe Prost (architecte). BET : OTCE (TCE, économie), Atelier d'écologie urbaine (environnement et écologie), 8'18'' Lumière (conception lumière). Superficie : 3 ha.
Principales entreprises : Eurovia/Emulithe (VRD, espaces verts, mobilier, éclairage extérieur), Pradeau-Morin (pavillon d'accueil et sanitaires) Empreinte (scénographie, mobilier, signalétique).
Calendrier : résultat du concours : 2016 ; études : 2016-2020 ; chantier : 2020-2022 ; ouverture : janvier 2023.
Coût des travaux : 3,70 M€ (les chantiers mémoriels sont exonérés de TVA).