« La trame brune, c’est la trame verte pour les nuls ; elle met en scène des animaux sans pattes ni ailes, et pourtant emblématiques de la vie des sols, conditionnée par les formes urbaines ». Président et fondateur du bureau d’études Sol Paysage, Xavier Marié aborde sur un ton léger une ambition émergeante : donner une définition scientifique et un arsenal règlementaire à l’indicateur le moins visible des continuités écologiques urbaines, mais non le moins déterminant.
Science participative
Avec l’architecte Etienne Lenack et le chercheur de l’université de Rennes 1 Daniel Cluzeau, le groupement coordonné par Sol Paysage a choisi deux communes situés aux deux extrémités du plateau de Saclay, réputé favorable aux communautés lombriciennes, dans les Yvelines et en Essonne : la ville nouvelle de Saint-Quentin en Yvelines au nord-ouest, et Palaiseau au sud-est. L’équipe a travaillé à partir de la fin 2020 sur la seconde, caractérisée par son développement urbain « sédimentaire », selon Xavier Marié. Saint-Quentin suivra dans la deuxième phase du projet Tram’Biosol.
Les 51 parcelles étudiées se positionnent selon l’intensité de deux gradients : anthropisation des sols et isolement par des barrières viaires. La participation de 21 familles volontaires pour ouvrir leur jardin a permis d’associer des terrains publics et privés à cet inventaire. « Il nous reste à croiser les données avec les deux gradients, avant d’identifier les réservoirs et les corridors. Mais nous avons déjà calé la méthodologie qui aboutira en 2023 à la formalisation de recommandations aux aménageurs », se réjouit Xavier Marié.
Amplifier le potentiel de la ville vivante
Au croisement de l’aménagement urbain et de la biodiversité, les défricheurs de la trame brune reflètent l’état d’esprit des six équipes de chercheurs et de praticiens qui ont présenté le bilan d’étape de leurs travaux, le 22 mars au colloque « densification du bâti et biodiversité », réuni au Jardin des plantes de Paris.
Tous cherchent le même graal : documenter les liens entre formes urbaines et biodiversité, pour identifier les leviers susceptibles d’amplifier le potentiel de la ville vivante. A Aix-en-Provence, un trio de géographe, urbaniste et informaticien choisit l’angle de la trame viaire, découpée en 5460 tronçons. Filiale de maîtrise d’œuvre de la SNCF, l’Arep suit la piste de quatre quartiers de gare franciliens sélectionnés dans son projet Frugacité : Paris-Montparnasse, Rambouillet, Epône-Mézières et La Verrière.
Bonne surprise sur un grand ensemble
Des géographes et naturalistes strasbourgeois scrutent 60 surfaces enherbées de l’eurométropole rhénane. Leurs homologues de l’université de Bourgogne Franche-Comté documentent la relation entre les formes urbaines et la présence des 181 espèces d’abeilles sauvages, dans 35 sites de l’agglomération dijonnaise. Des paysagistes, architectes et écologues toulousains mettent l’avifaune en relation avec l’articulation bâti-végétal, dans cinq quartiers représentatifs de l’histoire urbaine de la ville rose.
Le groupement Morphobiot mobilisé pour cette dernière étude apporte un éclairage inattendu : tout n’est pas à jeter, du point de vue du potentiel de biodiversité, dans l’héritage des Trente glorieuses. Le constat s’appuie sur l’analyse du grand ensemble d’Ancely, construit dans les années 1960 par Henri Brunerie.
Le pari du métabolisme urbain
« L’architecture suit la topographie orientée par la confluence entre la Garonne et la Touch, tandis que la trame végétale s’inscrit dans l’histoire du quartier et de son château », apprécient les trois chercheuses de Morphobiot – l’architecte Anne Péré, l’ingénieure en paysage Anaïs Léger Smith et l’écologue Audrey Marco. Les points d’écoute placés dans le parc boisé du quartier confirment l’abondance de l’avifaune, favorisée par l’agencement entre le bâti et le végétal, dans un quartier dense qui a offert une place généreuse à la pleine terre.
Au regard des ambitions conjointes des urbanistes et des écologues, la plasticité de l’existant constitue une bonne nouvelle, saluée par un ténor de la construction durable : « S’il fallait transformer la morphologie des villes, on en aurait pour 50 ans. Or, il y a urgence. Il faut donc composer avec l’existant et se concentrer sur le métabolisme », conseille Alain Maugard, président d’Europan France, au vu des 11 sites français lauréats de la compétition européenne des jeunes architectes et urbanistes dont la 16ème édition s’est concentrée sur les « villes vivantes ».
Aménageurs en mutation
A la mi-temps du programme Biodiversité, aménagement urbain et morphologie (Baum) lancé en 2019, l’autre bonne nouvelle partagée le 22 mars par ses acteurs réside dans la conscience partagée et la mobilisation reflétée par la participation à la rencontre : 455 internautes se sont ajoutés à la centaine de personnes rassemblées à Paris par le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), le plan urbanisme, construction et architecture (Puca), l’Office français de la biodiversité et la direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature.
Grand témoin de la journée, le directeur général des sociétés d’aménagement toulousaines Oppidea et Europolia prend la mesure de la mutation en cours : « L’aménageur apprend à penser en dynamique, à profiter du séquençage des opérations pour stimuler le vivant. Il invite les entreprises à protéger les plateaux racinaires ou à accompagner les déplacements des batraciens ».
La quête de la bonne échelle
Autre grand témoin, la directrice de la fondation pour la recherche sur la biodiversité pousse l’analyse du changement au-delà de ses manifestations opérationnelles : « Les aménageurs favorisent une évolution nécessaire, mais surtout, ils ont cessé de croire qu’ils savent tout gérer », remarque Hélène Soubelet.
Ces progrès en appellent d’autres. Matrice de Baum, l’acculturation réciproque des écologues et des urbanistes éclairera les politiques publiques sur deux sujets clés, selon le président du conseil scientifique du programme Philippe Clergeau : le Zéro artificialisation nette, « encore en mal de définition, d’indicateurs et de contextualisation », et le choix de la bonne échelle de réconciliation entre ville et biodiversité.
Puits de science
« Faut-il systématiser les petites surfaces multifonctionnelles, ou les grands réservoirs, plus favorables à des espèces dites spécialistes ? Comme l’agro-écologie qui oppose les tenants du sharing à ceux du sparring, la biodiversité urbaine partage la communauté scientifique entre les deux modèles », constate Philippe Clergeau.
Ce débat non tranché montre l’immensité du puits de science à exploiter. Parmi les écologues présents au colloque du 22 mars, le directeur général délégué du bureau d’études lyonnais EODD en donne la mesure : « Il manque un socle solide. Chaque agglomération construit son référentiel, mais il n’y pas de mutualisation, ne serait-ce que sur la définition de la pleine terre prescrite dans un plan local d’urbanisme », soupire Jean-François Nau. Sans doute faudra-t-il d’autres Baum pour construire l’édifice dont ce programme aura apporté une pierre angulaire.