Décryptage

Commande publique - Les risques liés aux conflits d'intérêts

Le Conseil d'Etat énonce pour la première fois que le défaut d'impartialité constitue un vice d'une particulière gravité justifiant l'annulation du contrat.

 

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Marchés publics
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2021/11/25N°454466
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2014/04/04N°358994
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2015/10/14N°390968
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2003/06/18N°249630

Par une décision récente, le Conseil d'Etat précise les conséquences d'une situation de conflit d'intérêts sur la procédure de passation d'un contrat de la commande publique (, publié au Recueil). Dans cette affaire, la collectivité de Corse avait lancé une consultation sous la forme d'un appel d'offres ouvert en vue de la conclusion d'un accord-cadre portant sur un réseau à très haut débit pour les établissements d'enseignement et de recherche de l'île. Une candidate informée de l'attribution de l'accord-cadre à une autre entreprise a saisi le juge administratif aux fins de l'annulation du contrat et de l'indemnisation de son préjudice, invoquant une situation de conflit d'intérêts. Elle a obtenu gain de cause devant la cour administrative d'appel (CAA) de Marseille (14 juin 2021, n° 20MA02773) qui a prononcé l'annulation du contrat et ordonné avant dire droit une expertise portant sur l'évaluation de son manque à gagner. La collectivité s'est alors pourvue en cassation devant le Conseil d'Etat, lequel trouve ainsi l'occasion de compléter sa jurisprudence en matière de conflit d'intérêts et d'en préciser les modalités d'application en matière de validité du contrat et de responsabilité de l'acheteur.

Le risque d'annulation

En premier lieu, le Conseil d'Etat se prononce sur le bien-fondé de la solution retenue par la CAA en tant qu'elle a annulé l'accord-cadre conclu.

Office du juge. A cet égard, il rappelle d'abord l'office du juge en la matière, qui résulte de la jurisprudence « Tarn-et-Garonne » (, Recueil). Sans revenir en détail sur ce point, on peut se borner à rappeler que, lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, le juge administratif peut prononcer diverses sanctions, en fonction notamment de la gravité des vices. L'annulation du contrat constitue la sanction la plus radicale - puisqu'elle emporte sa disparition rétroactive - et est réservée aux cas où le contrat « se trouve affecté d'un vice de consentement ou de tout autre vice d'une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d'office ».

Principe d'impartialité. Ensuite, le Conseil d'Etat affirme explicitement, pour la première fois à notre connaissance, l'incidence d'une situation de conflit d'intérêts dans le cadre de la procédure de passation du contrat sur la validité de celui-ci. Il rappelle que le principe d'impartialité s'impose à tous les pouvoirs adjudicateurs (, mentionné aux tables du Recueil - cette affaire portait déjà sur une situation de conflit d'intérêts, mais la notion n'était pas explicitement utilisée par les juges). Puis il ajoute que ce principe implique l'absence de toute situation de conflit d'intérêts au cours de la procédure de sélection du titulaire du contrat, de sorte que l'identification d'une telle situation est nécessairement constitutive d'un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence.

A noter que pour qualifier une situation de conflit d'intérêts, le Conseil d'Etat reprend logiquement la définition de l' qui vise « toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du marché ou est susceptible d'en influencer l'issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du marché ».

Sanction la plus radicale. Enfin, le Conseil d'Etat applique ces principes au cas d'espèce. En l'occurrence, le technicien en charge de l'analyse des candidatures et des offres au sein de la collectivité avait exercé des fonctions d'ingénieur-chef de projet NTIC dans la société attributaire immédiatement avant son recrutement par la collectivité et trois mois avant l'attribution de l'accord-cadre. Dans ces conditions, la Haute juridiction valide la solution retenue par la CAA. Elle estime que la cour n'a commis aucune erreur en identifiant une situation de conflit d'intérêts, puisque la participation de cet agent pouvait légitimement faire naître un doute sur la persistance d'intérêts le liant à la société attributaire et donc sur l'impartialité de la procédure. Et elle considère que c'est à bon droit que la cour a estimé que cette situation justifiait l'annulation du contrat, c'est-à-dire la sanction la plus radicale.

Selon le Conseil d'Etat, la sanction d'annulation est justifiée même en l'absence d'intention de favoriser un candidat

Sur ce dernier point, il convient de préciser la portée de cette décision. D'une part, le Conseil d'Etat affirme que, compte tenu de sa nature, une méconnaissance du principe d'impartialité - ce qui englobe notamment toutes les situations de conflits d'intérêts - constitue un vice d'une particulière gravité justifiant l'annulation du contrat. D'autre part, il ajoute que cette sanction est justifiée, à l'exclusion de toute autre mesure, même en l'absence d'intention de favoriser un candidat. En cela, il adopte une position rigoureuse en matière de sanction des conflits d'intérêts.

Le risque indemnitaire

En second lieu, le Conseil d'Etat se prononce sur la responsabilité de l'acheteur en conséquence de ce manquement. De ce point de vue, sa décision se révèle moins innovante, mais caractérise ici encore une certaine rigueur.

Principes de l'indemnisation. Il reprend sa jurisprudence antérieure sur l'indemnisation des concurrents évincés, en distinguant trois hypothèses : soit ledit concurrent était dépourvu de toute chance de remporter le contrat, auquel cas il n'a droit à aucune indemnité ; soit il n'était pas dépourvu de toute chance, mais n'avait pas une chance sérieuse de l'emporter, auquel cas il a droit au remboursement des frais engagés pour présenter son offre ; enfin, soit il avait des chances sérieuses d'emporter le contrat, auquel cas il a droit à être indemnisé de son manque à gagner (incluant les frais de présentation de l'offre) [, Tables ; CE, 2 décem bre 2019, « GCS du Nord-Ouest Touraine », n° 423936, Tables].

Chance sérieuse. Ensuite, faisant application de ces principes au cas présent, le Conseil d'Etat estime que la société évincée avait une chance sérieuse d'emporter le marché. Il relève en effet qu'elle était l'unique concurrente de la société attributaire, et que son offre avait été jugée recevable. Puis il constate que les notes techniques étaient séparées de 0,40 point sur 20, tandis que les notes globales pondérées étaient séparées de 2,20 points sur 20 - dans les deux cas, au bénéfice de l'attributaire. Il estime ainsi que, « dans le cadre d'une procédure dépourvue de tout manquement au principe d'impartialité, la société [requérante] aurait, eu égard aux qualités concurrentielles de son offre, disposé de chances sérieuses d'obtenir le marché ». En creux, le Conseil d'Etat semble donc présumer que la situation de conflit d'intérêts est susceptible d'avoir eu une incidence élevée sur la notation des offres. Cette position, qui tranche avec la position parfois moins sévère du juge administratif, s'inscrit probablement, ici encore, dans une volonté de sanction rigoureuse des conflits d'intérêts.

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