Comme indifférente au risque, la bande pavillonnaire néo-provençale surplombe fièrement le vallon boisé, à la sortie de La Garde-Freinet (Var). Mais pour combien de temps ? Il suffirait qu’une étincelle croise des conditions météorologiques favorables, pour que l’effet Venturi pousse les flammes à jaillir des arbres, jusqu’à lécher les menuiseries PVC.
En fondant, les châssis émettraient les gaz asphyxiants vers l’intérieur des maisons. Les turbulences favoriseraient la dispersion des corps incandescents qui abondent, dans les sous-toitures des constructions de la fin du XXème siècle. Entretenus dans le style « côte d’Azur à l’anglaise », les jardins apporteraient leur contribution à la propagation de l’incendie.
De l’autre côté du vallon et en face des pavillons accolés, le paysagiste Jordan Szcrupak puise ce scénario catastrophe dans ses 10 ans d’expertise. Il a consacré aux feux méditerranéens son mémoire de diplôme à l’école du paysage de Versailles-Marseille, avant de participer aux études de réhabilitation commandées par le syndicat mixte du massif des Maures, le département du Var et la Région, après l’incendie de Gonfaron, en août 2021.
Pilote piémontais
« La culture du risque incendie manque d’un transfert de connaissances équivalent à celui dont bénéficient les inondations », diagnostique le concepteur, également enseignant vacataire à l’école d’architecture de Marseille et trésorier adjoint de l’association Forêts méditerranéennes. A l’occasion du séminaire annuel du collectif Paysages de l’après-pétrole, le voici de retour dans les Maures ce 28 mars.
Pour rendre compte d’un risque qui va s’imposer à court terme aux trois quarts de la France métropolitaine, Jordan Szcrupak n’a pas choisi La Garde Freinet par hasard : sur le piémont du massif, le village fait partie des deux sites pilote désignés par la communauté de communes du golfe de Saint-Tropez, lauréate de l'appel à manifestation d’intérêt (Ami) Incendie Territoire Résilience de la région Provence-Alpes Côte d’Azur, sur la prévention des incendies.
Deux coupures agricoles
Le paysagiste lit dans cet exemple les limites de l’approche réglementaire : « Comme chaque année en début de saison, les habitants s’attendent au couperet. Pour chaque m2 non débroussaillé dans le cadre des obligations réglementaires de débroussaillement (OLD), l’amende peut atteindre jusqu’à 50 €. D’où l’importance de la médiation du paysagiste, pour expliquer l’obligation sans heurter l’attachement de chacun à son patrimoine », développe Jordan Szcrupak. Le Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement du Var tient ce discours, dans sa mission de sensibilisation.
Second site pilote de la prévention des incendies dans l’intercommunalité tropézienne, Cogolin décline l’approche dans la plaine alluviale de la Giscle, portant à 500 ha le potentiel de reconquête, avec une procédure rare : une autorisation de défrichement - validée avec l'interservices Sdis DDTM 83 Dreal Paca -, ouverte par la requalification préalable de certains espaces boisés classés, transformés en zone agricole, pour des cultures viticoles, oléicoles et arboricoles. Jordan Szcrupak participe, avec l'agence teM, aux études de révisiondu plan local d’urbanisme qui conditionnent le passage à l’acte, après obtention de l'avis de la commission départementale de la nature, des paysages et des sites (CDNPS).
Méthode des polygones
Dans un département qui détient le second rang national pour sa surface forestière avec un taux de 70 %, le déboisement intéresse les pompiers. Leur stratégie de Défense des forêts contre l’incendie (DFCI) intègre les « coupures agricoles ». La chambre d’agriculture départementale identifie une brèche pour reconquérir une marge de manœuvre foncière, dans un département où les paysans n'exploitent plus que 10 % du territoire. Co-animé avec la Société d'aménagement foncier et d'équipement rural (Safer) et le Centre d'études et de réalisation pastorales Alpes-Méditerranée (Cerpam), son plan de reconquête porte sur 10 000 ha d'ici à 2030.
Pour donner une assise scientifique à cette politique, l’institution consulaire a missionné le bureau d’études Warucene, spécialiste de la méthode d'analyser des couloirs de feux dite des polygones. « Il s’agit d’identifier les zones stratégiques pour anticiper la dynamique des feux de grand ampleur, en s’appuyant sur le potentiel de propagation dans chaque sous-bassin versant, nommé polygone », résume Théophile Vezolle, animateur du plan de reconquête à la chambre d’agriculture. Il y voit une occasion rare de favoriser la convergence entre la planification de la lutte contre les incendies et l’urbanisme réglementaire.
Cercle vicieux
Mais la brèche ouverte dans l’hégémonie forestière ressemble à une goutte d’eau dans l’océan : détenue par des propriétaires privés à 78 %, la forêt varoise souffre de son inexploitation, faute d’équilibre économique. La répétition des feux, à moins de 25 ans d’intervalle, entrave la repousse des essences traditionnelles, en particulier le chêne-liège et le pin maritime. A leur place, le maquis bas aggrave le risque.

Trois incendies survenus en moins de 50 ans dans la plaine des Maures entravent la repousse des essences traditionnelles comme le pin maritime. Crédit photo : L.M.
Pour briser ce cercle vicieux en s’appuyant sur des essences compatibles avec l’évolution climatique, les idées ne manquent pas : « Conduits en taillis, les arbousiers peuvent alimenter une activité de marqueterie et d’ameublement. Sur les versants nord et au droit des thalwegs, les châtaigniers et le chêne liège offrent un potentiel pour l’écoconstruction », espère Jordan Szcrupak.
Ruralités créatives
Le paysagiste fonde ses espoirs sur la réouverture d’un dialogue avec les pompiers, autour du bon usage des matériaux bio-sourcés, afin d'assurer l'autoprotection. Une autre perspective découle du projet de parc naturel régional Maures Esterel Tanneron, le dixième de la région Provence Alpes Côte-d'Azur : ses promoteurs incluent dans leur agenda le montage de filières qui donneraient un sens économique à la prévention des incendies.
Les étudiants en master architecture de l'Atelier des horizons possibles de Marseille ont défriché ce terrain les 6 et 7 février au Cannet des Maures, à l’occasion des premières rencontres des Ruralités créatives et apprenantes, sous la direction de Florence Saranon, architecte et enseignante-chercheure. L'élan de la génération montante a entraîné le partenariat de nombreux représentants des forces vives de l'aménagement du Var : CAUE, communes forestières, Agence locale de l'énergie et du climat, soutenus par le réseau scientifique Perspectives rurales.