Le comté prend son temps pour se laisser déguster, au point d'en avoir fait à la fin des années 1980 un slogan publicitaire resté célèbre. Alors, sa nouvelle « Maison » procède de même. Le centre d'interprétation - et bien sûr de dégustation - du fameux fromage, ouvert en 2021 dans son fief de Poligny (Jura), incite presque naturellement ses 50 000 visiteurs annuels à ne pas se précipiter. Et à préférer une déambulation attentive dans une succession de petits espaces qui vont lui… conter l'histoire du produit et son processus très normé entre les collectes de lait dans les fermes du Jura et du Haut-Doubs, la fabrication en six étapes - de la maturation au pré-affinage - par les fromagers des fruitières à l'avant-garde des circuits courts (elles doivent chercher leur lait à moins de 25 km), puis le savant affinage. Les films invitent à contempler les gestes emblématiques de ces trois phases, en mode presque ralenti : la traite, la plongée de la main du fromager dans le lait caillé, et le fameux « sonné » au marteau de la meule pour en déterminer le temps d'affinage et surveiller l'évolution de celui-ci.
Pas de doute, on entre à Poligny dans une ambiance feutrée, de « slow tourisme ». L'architecture y contribue-t-elle aussi ? La charpente intérieure en bois, confectionnée de concert par quatre PME jurassiennes, en impose en tout cas. Avec sa portée de 16 m, elle n'est pas loin de suggérer qu'on pénètre ici dans un lieu de contemplation, oserait-on même dire de vénération du fromage régulièrement classé par les Français comme leur préféré.
L'initiateur et maître d'ouvrage du projet d'un coût total de 9 M€, le Comité interprofessionnel de gestion du Comté (CIGC), assume en tout cas l'intention de faire de cette Maison le « reflet des valeurs » de la filière dont il est l'organisateur et le garant. « Allier tradition et modernité, utiliser des matériaux bruts comme ceux qui confectionnent le comté, valoriser le savoir-faire du territoire, faire preuve de transparence. Et par-dessus tout, de modestie » : Valéry Elisséeff, le directeur du CIGC, se remémore aisément les lignes directrices du concours d'architecture. Celui-ci a été lancé en décembre 2017 par l'organisme adepte d'un autre « cahier des charges », celui qui consigne les règles à respecter de production du fromage AOP.
Exercice d'équilibre
Mais du temps, il en a fallu aussi pour trouver l'équilibre subtil entre ces attentes, jusqu'à la proposition finale du lauréat, l'agence Amiot-Lombard de Besançon (Doubs). Le long va-et-vient afin de définir le bardage et la couverture l'illustre : au fil de la conception, tous deux sont passés d'un cuivre plutôt brut à un alliage d'aluminium et cuivre « de teinte dorée brillante d'abord, puis en fin de compte à un zinc pigmenté, également de couleur dorée mais moins ostentatoire, moins propice à associer l'or à la richesse », relève l'architecte Vincent Lombard.
Le choix des matériaux a été essentiel pour tenir la ligne initiale : prédominance du bois local (ossature des murs, habillage intérieur, mobilier), béton brut, verrière qui apporte de la transparence. S'y ajoute l'invisibilité des équipements techniques ou des contreventements, tels des secrets de fabrication qui seraient préservés au fond des caves d'affinage. L'objectif - l'obsession ? -de discrétion a presque conduit à « fondre » les 3 000 m2 au milieu des constructions de plain-pied en sortie de Poligny, où le centre d'interprétation a pris place. « Nous avons introduit une toiture à deux pans qui puisse “faire maison” et rappelle les fermes où la matière première du comté se récolte », ajoute l'architecte. Les surfaces ont été réparties en trois bâtiments, comme le nombre de phases nécessaires à la confection du fromage.
Cette Maison est aussi celle des professionnels. Le CIGC y a établi ses bureaux et une zone logistique a été aménagée sur le site. Le but consiste à entraîner les 2 400 exploitations, 140 fruitières et 14 caves d'affinage vers des objectifs com-muns. La transition énergétique en fait partie. Les uns après les autres, fromagers et affineurs se tournent vers les énergies renouvelables, notamment photovoltaïques. « Le mouvement se généralise. De telles installations couvrent aujourd'hui entre 20 et 25 % de leurs besoins en électricité », estime Valéry Elisséeff.
L'étonnant Fort des Rousses, dans la station de moyenne montagne jurassienne du même nom, illustre de façon spectaculaire ce recours au solaire. A 25 m sous terre, les réserves de cet ouvrage de plus de 200 000 m2 bâtis sont aujourd'hui constituées de 230 000 meules précieusement abritées dans 42 caves. Sur les toits, l'affineur Juraflore a implanté cette année 3 000 m2 de panneaux photovoltaïques venant compléter son plan pour se passer de fioul, également fondé sur la récupération de chaleur fatale. Mais derrière cette figure de proue, c'est bien toute l'armada du comté qui vogue vers un avenir décarboné.