Dans les années 1880, Frantz Jourdain travaille pour Ernest Cognacq, le propriétaire de la Samaritaine. Engagé pour remplacer l'équipe incompétente d'entretien des premières boutiques, il montre une telle autorité pour faire déplacer des cloisons que le patron décide de le garder! En 1905, alors qu'Ernest Cognacq grignote depuis trente ans déjà les immeubles mitoyens de sa première échoppe, Frantz Jourdain dessine un nouveau magasin, entre la rue de Rivoli et la rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois (aujourd'hui disparue). Il mettra cinq ans à le construire, au rythme des acquisitions foncières. Les cinq niveaux s'élèvent autour d'une cour intérieure éclairée par une verrière rectangulaire. A l'intérieur, des planchers de verre laissent filtrer la lumière à travers les étages, ce qui témoigne d'un modernisme inédit. L'ossature acier de la façade permet de grandes ouvertures : vitrines en rez-de-chaussée, éclairage naturel à tous les niveaux avec stores électriques pour protéger clientèle et marchandise d'un soleil trop fort. D'élégants escaliers aux balustrades Art nouveau très travaillées, ainsi que six couples d'ascenseurs distribuent les coursives reliées par des passerelles de neuf mètres de large qui traversent le magasin.
Un bâtiment trop visible
Le choix de la structure acier répond aussi - et surtout - aux souhaits du maître d'ouvrage qui a peu d'idées en matière d'architecture mais veut son magasin vite et pour le moins cher possible. Les éléments de façades, préfabriqués, sont acheminés sur le chantier sans trop perturber l'activité grouillante de cette ruche du commerce.
Sa structure ne fait pas disparaître le bâtiment dans le paysage urbain et l'architecte décide de coiffer le bâtiment de coupoles. Impossible de les rater, même de nuit, alors que leurs socles de verre sont éclairés et brillent comme des lanternes chinoises. De jour, la façade égaye la rue tout en effarouchant les tenants de l'académisme : meneaux ornés d'une forêt de volutes métalliques, voussures et allèges couvertes de plaques colorées en lave polies et émaillée, représentant des décors fleuris ou des inscriptions dessinées par Francis Jourdain, le fils de l'architecte. Le tout est peint en vert, bleu vif ou orange. Au rez-de-chaussée, le hall d'entrée est annoncé par trois baies en surplomb, surmontées d'une marquise aérienne.
Depuis 1902, Frantz Jourdain, pourfendeur des Beaux-Arts et grand déçu de l'Exposition universelle de 1900 "où le faux et le toc triomphent sur toute la ligne", préside la société du Nouveau Paris. C'est à ce titre qu'il défend le côté racoleur et voyant des grands magasins en même temps qu'il tente, via l'architecture, de faire sortir des musées l'art réservé aux riches. Son vocabulaire se veut pédagogique. Mais l'exubérance de la Samaritaine version 1905 ne plaît guère aux Parisiens. Le Corbusier se dira amusé par le bâtiment, ce qui n'est pas forcément un compliment.
L'Art déco
En 1925, Ernest Cognacq réussit à négocier avec la Ville de Paris de s'agrandir encore, en absorbant la rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois et étendre son bâtiment jusqu'au quai de la Seine. En échange, il paie et promet de reloger les habitants qu'il fait exproprier, et commence à céder aux pressions en acceptant de supprimer les deux coupoles d'angle du bâtiment de 1905. Les premiers plans de l'extension, élaborés par Jourdain, sont refusés par le comité de technique et d'esthétique. Une nouvelle version amendée par Henri Sauvage passe sous les fourches caudines de ces "sages", un an plus tard. Les courbes ont disparu, les arcs elliptiques, les fenêtres avec meneaux arqués et les baies centrales arrondies ont été remis d'aplomb. La structure se couvre de pierre claire et se ternit d'une peinture bronze qui habille les menuiseries, les balcons, les marquises. Mosaïques et fresques sont bannies de la façade. Le résultat est carré, massif, annonce l'Art déco et en filigrane, le style international des années trente. En 1937, le goût académique aura raison des dernières ferronneries du bâtiment initial. Certaines font partie intégrante de la structure et sont impossibles à retirer, confirmant deux ans après la mort de l'architecte ses discours sur la cohérence nécessaire de la forme et de la fonction. Le magasin de la Samaritaine fut la seule grosse commande passée à ce théoricien de l'architecture moderne. Il laissa, bizarrement, peu de traces écrites de ce travail qui l'occupa près de 50 ans. De son "manifeste de fer contre l'ennemi imbécile" - comme il surnomma un jour son projet - il ne reste aujourd'hui qu'une structure vide, aux rideaux baissés, fermée depuis juin 2005.