Une rare expression publique de débordement d’émotion a révélé la profondeur des bouleversements induits par Life Adapto, le 30 novembre à Saint-Malo (Côtes-d’Armor).
Interrogé sur le plus beau souvenir qu’il gardera des cinq années du programme, Patrick Bazin a difficilement contenu l’étranglement de sa voix, avant de restituer la confidence du maire d’une commune d’un des 10 sites pilote : « Finalement, vous m’avez convaincu, alors que je ne l’étais pas au départ, m’a-t-il dit. C’est très gratifiant », a soufflé le directeur de la gestion patrimoniale du conservatoire du Littoral, cheville ouvrière de Life Adapto.
Fin de la toute-puissance
Au premier jour du colloque de restitution du programme, cet instant de vérité a révélé l’ampleur du défi : la montée des eaux et la fréquence croissante des submersions marines obligent les aménageurs du littoral à cesser de se croire tout puissants. Personne ne sort indemne d’un tel exercice, pas même son initiateur : le mot conservatoire reste-t-il pertinent, quand l’assise foncière du littoral se dérobe, conduisant ceux qui y vivent à chercher de nouvelles terres d’accueil ? Que valent des plans de gestion figés dans des périmètres qui ignorent les interactions avec les territoires mitoyens, et dans des temporalités dépassées par l’accélération du réchauffement ?
Les questions de vocabulaire n’épargnent même pas les « solutions fondées sur la nature », considérées comme l’option de base par la plupart des partenaires d’Adapto. « L’expression risque d’escamoter le fort potentiel d’innovations techniques, et de laisser croire à un retour à l’état sauvage », objectait un participant à la plénière de clôture.
Apprendre des erreurs
Loin de se décourager face au vertige que déclenchent de tels questionnements, les aménageurs et les scientifiques en redemandent : « Les pieds dans le tapis sur les projets en cours intéressent plus que les lauriers récoltés à la fin », a encouragé François Léger, président du conseil scientifique du conservatoire et « grand témoin » du colloque.
Au chapitre des ouvrages à remettre sur le métier, la digue du nord de la baie d’Authie, construite par l’agglomération de Berck avec l’appui du préfet du Pas-de-Calais, puis inaugurée en octobre de cette année, occupe une place de choix : « Adapto est arrivé en retard pour appuyer l’idée d’une digue plus en retrait, qui aurait permis à la dune de reprendre son activité de barrière naturelle, quitte à sacrifier des terrains agricoles », regrette Yvan Jacquemin, chargé de mission du conservatoire.
Le dilemme de Brouage
Au marais de Brouage (Charente-Maritime) conquis autrefois sur la mer, le chemin inverse ne se fera pas sans douleur, comme en témoigne Jean-Marie Gilardot, vice-président de Rochefort Agglomération : « Entre les scénarii à 5 millions d’euros et à 50 millions d’euros, je pense que nous allons choisir le premier, c’est-à-dire le moins bon, pour des raisons uniquement budgétaires », regrette l’élu.
Le conservatoire du littoral voit d’un autre œil les études préalables au programme d’action pour la prévention des inondations : en traçant le trait de côte le long de la route départementale, la solution à 5 millions d’euros suffirait à protéger les personnes, quitte à sacrifier des exploitations céréalières.
La référence du Petit Travers
Aux exemples d’hésitations ou de conflits souvent liés aux intérêts à court terme de l’agriculture, Adapto peut opposer des références consensuelles en voie de consolidation. Après la déconstruction de 2 km de route départementale en 2015, le cordon dunaire du Petit Travers (Hérault) retrouve sa fonction protectrice, sa végétation et l’engouement du public, malgré les oppositions initiales. Son intégration au programme vise à éclairer d’autres projets mitoyens à long terme.
Dans les salins d’Hyères (Var), « les promeneurs ont déjà oublié les enrochements légués par la compagnie des Salins du midi et déconstruits en 2018 par Toulon métropole, dans le cadre d’Adapto », se réjouit Marc Simo, chargé de ce dossier au service métropolitain de la gestion des milieux aquatiques.
Le déclic de Caen
A Caen (Calvados), le programme a servi de déclic à un changement de regard : « Au début, nous regardions Adapto comme une démarche d’initiés. Puis les visites de site nous ont amenés à prendre conscience de la nécessité d’intégrer les enjeux écologiques et touristiques du littoral dans le projet de territoire de l’agglomération, reliée à la mer par un estuaire canalisé », témoigne Emmanuel Renard, vice-président de la communauté urbaine Caen et la Mer.
Le Conservatoire du littoral a formalisé sous la forme d’un document de 150 pages sa contribution au projet de territoire approuvé en 2022 par la collectivité. « Grâce à la renaturation d’une zone tampon et à l’acceptation de l’élévation du niveau de la mer, la collectivité peut éviter des opérations de résistance coûteuses, voire dangereuses », souligne Emmanuel Renard.
Science dure et paysage
L’élu souligne au passage l’apport du travail cartographique des étudiants de l’école du paysage de Versailles, encadrés par Alain Freytet : « Pour faire évoluer les esprits, la représentation du territoire vécu vient compléter les analyses scientifiques », considère le vice-président de la communauté urbaine.
En Bretagne, la Côte d’Emeraude (Côtes-d'Armor) a vécu sans douleur, le 15 mars 2020, l’épisode anticipé de longue date par le conservatoire du littoral : le percement accidentel de la digue de Beaussais. « La décision consensuelle d’accompagner le retour de la mer découle d’Adapto », affirme Gaëtan Doisneau, responsable du service communautaire de l’Environnement, aménagement du territoire, gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations.
Elargir les périmètres
Deux ans après, « le champ des possibles reste ouvert pour l’autre polder, celui de Lancieux, mais le portage collectif reste toujours aussi fort », poursuit le chef de service. La communauté de communes a identifié la vulnérabilité de sa station d’épuration et engagé une réflexion sur son transfert vers l’intérieur des terres.
L’élargissement des périmètres de projets répond au vœu le plus cher du Conservatoire du littoral, après la reconnexion des polders à la mer, l’accompagnement du recul du trait de côte et les renaturations dunaires. Le plaidoyer rédigé à l’issue du programme insiste sur l’intérêt, pour les collectivités, de profiter des opportunités offertes par la gestion souple du littoral, lorsqu'elle s'intègre dans des projets de territoire fondés sur une culture du compromis et de l’anticipation.
Approfondir l’introspection
Architecte urbaniste de formation, la directrice Agnès Vince décrypte la stratégie : « En 2010, la tempête Xynthia a déclenché une introspection nationale sur l’aménagement du littoral. Nous pouvons jouer un rôle dans l’élaboration d’une vision globale, sur les thèmes de la préservation des vocations naturelles, de la gestion des accès et de la prévention des risques ».
Lors de la clôture du colloque, elle a explicité sa vision : « Terres d’utopie et de rêve, le Conservatoire a besoin de travailler avec les collectivités et tous ceux qui contribuent à l’aménagement du territoire. Cette association permettra d’éviter les effets de bord provoqués par une scission entre les espaces protégés et les autres ».
Obstacle foncier
Face à l’obstacle foncier, l’élargissement de l’échelle des projets déclenchera de nouveaux partenariats. Pour accompagner le recul de l’agriculture vers l’intérieur des terres, le conservatoire compte sur le relai des Sociétés d’aménagement foncier et d’équipement rural. Agnès Vince cite les grands ports et établissements publics d’aménagement, parmi les partenaires souhaités dans les étapes à venir.
Les agences de l’eau, l’office national des forêts et le Cerema devraient contribuer au glissement d’Adapto vers l’intérieur des terres. A court terme, les collectivités comptent sur le Fonds Vert et les nouvelles offres de la Banque des Territoires, pour amortir leurs investissements fonciers provoqués par la gestion souple du trait de côte. Le besoin se révèle d’autant plus criant que la perspective du réchauffement climatique n’a pas atténué l’appétit des investisseurs pour le littoral, comme le révèle la thèse de géographie soutenue en octobre à Brest par Eugénie Cazaux, sous la direction de Catherine Meur-Ferec, sur « la prise en compte des risques côtiers par les marchés fonciers et immobiliers de la métropole ».
Binôme gagnant
Le dossier Adapto II, que le conservatoire soumettra à la Commission de Bruxelles d’ici à septembre 2023, reconduira le binôme qui a porté le premier programme. Bras scientifique du propriétaire foncier des espaces protégés en tant que P-DG du bureau de recherche géologique et minière (BRGM), Michèle Rousseau a déjà identifié son principal objectif : « Définir les cellules hydrosédimentaires dans lesquels le trait de côte obéit à des réactions homogènes. Indispensable à la compréhension des mécanismes physico-chimiques en jeu, cette définition conditionne l’éclairage des décideurs ».

Pour passer d’un échantillon d’expérimentations à une cartographie nationale, le BRGM mesure le chemin qui reste à accomplir : « Nous avons des briques scientifiques, techniques et sociétales. Adapto nous a parfois sortis de notre cadre habituel, sans sacrifier nos exigences de rigueur scientifique. La généralisation nécessitera l’association de nouveaux sites », annonce Sébastien Jaffrot, directeur adjoint.
Un réseau Adapto
L’élargissement géographique et l’arrivée de nouveaux partenaires pourraient nécessiter la structuration d’un réseau dédié. Un observatoire et un outil de valorisation des bénéfices écosystémiques figureraient à son ordre du jour, esquissé par les ateliers thématiques réunis durant le colloque.
Reste à relever le défi d’une adhésion des grandes associations d’élus, comme l’a relevé Olivier Thibault, directeur de l’eau et de la biodiversité au ministère de la Transition écologique : « L’association des maires de France et l’association des élus du littoral nous aideront à construire le récit politique qui intégrera Adapto dans la stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte ».
Fiche technique d'Adapto
Budget : 5,2 millions d’euros
Calendrier : 2017-2022
Initiateur : conservatoire du Littoral
Bénéficiaire associé : Bureau de recherche géologique et minière
Cinq financeurs
Union européenne (60 %)
Agences de l’eau
Office français de la biodiversité
Fondation Total
Fondation de France
Sept partenaires scientifiques et techniques
Ecole nationale supérieure du paysage
Museum national d’histoire naturelle
Union nationale des centres permanents d’initiatives pour l’environnement
Université de Bretagne occidentale
Université du littoral Côte d’Opale
Ecole pratique des hautes études
Université de La Rochelle
10 sites
Baie d’Authie (Pas-de-Calais et Somme)
Estuaire de l’Orne (Calvados)
Baie de Lancieux (Côte d'Armor)
Marais de Moëze (Charente-Maritime)
Estuaire de la Gironde (Charente-Maritime et Gironde)
Delta de la Leyre (Landes)
Petit et Grand Travers (Hérault)
Vieux salins d’Hyères (Var)
Delta du Golo (Haute-Corse)
Rizières de Mana