Leur atelier Collégial est né en 1966 sur les principes d’une refonte, comme son nom-même l’indique, des rapports entre enseignants et enseignés désormais « collégiaux ». A l’origine, une scission au sein de l’atelier de Louis Arretche, chez ce grand patron sans doctrine particulière, sauf celle éclectique de la tradition Beaux-arts, qui s’est senti mis en cause après qu’une trentaine de ses étudiants furent allés convier Bernard Huet, un « ancien » de l’atelier. Le patron avait alors, sûr de son fait, répudié ses 300 étudiants en leur demandant de se réinscrire et de lui témoigner ainsi leur confiance par une sorte de plébiscite. 29 d’entre eux ont refusé, confirmant ainsi leur décision et fondant Collégial qui, avant d’intégrer le Grand Palais, s’installera en septembre 1966, pour un an, entre le passage Lisa et l’impasse des Trois Sœurs, dans le quartier de la Bastille. Une dizaine de dissidents de l’atelier Leconte les rejoignent alors.
Depuis, ils auront longtemps cherché le passage Lisa sur le plan de Paris, passage au nord-ouest pour toute une génération. Et de fait, de Collégial à Belleville, cette aventure aura aussi été celle d’une génération, celle qui a bénéficié à l’école des distributions de lait décidées par Pierre Mendès-France, vécu la prolongation de la scolarité obligatoire, l’Algérie en étant tout juste trop jeune pour aller s’y battre, lu Le deuxième sexe à l’adolescence, imposé les yéyés et la mini-jupe, vécu le dépassement du nombre de bacheliers par le nombre de bachelières, l’affirmation des sciences sociales à l’Université… Bref, une génération qui aura vécu une période assez exceptionnelle et régulièrement montré depuis sa capacité à fixer des normes sociales ainsi que les thèmes dignes de figurer à l’agenda. En architecture comme ailleurs. Cette génération aura façonné l’esprit du temps en même temps qu’elle l’aura épousé. A l’heure – ou à la veille – du départ en retraite de cette « classe 44 », déroulons la bobine du temps en sens inverse.
Cinq questions à François Laisney :
1. Quel est le fait marquant qui vous a sensibilisé aux questions de la ville et de l’architecture ?
Né en 1944, le 28 mai à Rouen, entre deux terrifiants bombardements de la « semaine rouge », ceux-ci ont dû contribuer à jouer un rôle dans mon inconscient ! Enfant, la vision à travers les interstices d’une paroi de planches dressée dans un bras de la croisée du transept de la cathédrale, seul espace laissé au culte, de l’immense nef inaccessible, mystérieuse, immense avec ses bas-côtés détruits, a généré un imaginaire, une émotion fondatrice devant le monumental et ses secrets. La conscience naît avec les diverses étapes ultérieures de la destruction humaine, celles dites de la « rénovation » qui entraînèrent l’élimination d’une surface construite de la ville plus vaste même que celle des parties bombardées. Incompréhension devant la destruction des églises réparables. Révolte ensuite devant l’évanouissement de pans entiers de quartiers anciens. Pour les modernes, la guerre était une aubaine et il suffisait de pousser l’avantage !
Je vivais comme viscéralement hostile l’ouverture à l’automobile de voies larges et d’inutiles espaces libres qui anéantissaient l’onirisme subtil des traces et des tracés médiévaux. Je voyais la malhonnêteté des analyses des éradicateurs d’une insalubrité qui n’était pas pire que dans les autres parties de la ville, et traitable par d’autres méthodes. Les défenseurs raillés des « vieilles pierres » et du patrimoine ordinaire des maisons à pan de bois étaient une poignée dans un milieu d’antiquaires qui rôdaient aussi dans la ville.
Je voyais les maisons constellées de détails « flamboyants » sculptés dans le bois des escaliers et dans les pierres à la Ruskin disparaître dans l’indifférence. Parallèlement, j’étais fasciné par la reconstruction en action, cadre moderne obligé dans lequel nous allions être contraints de vivre et qui alimentait aussi les discussions familiales. L’idée d’architecture fut pour moi d’emblée un projet de sauvetage.
Pendant mes études d’architecture à l’atelier Arretche aux Beaux-arts, au milieu des années 60, naît une autre révolte devant la pensée unique des modernes. Toute critique, tout questionnement étaient interdits sur les grands ensembles. Propos blasphématoires, attentatoires aux arguments de « progrès » et de « besoins », notions indiscutables pour les architectes de gauche que nous écoutions. Ceux-ci m’apparaissent par ailleurs simultanément parfois bons architectes : que d’émotion devant la visite, organisée par la grande Masse des Beaux-arts, de la bibliothèque de Clamart et des logements des Mureaux, mais toujours aussi mauvais urbanistes : en témoignent, dans les revues, les visions effrayantes des trames urbaines projetées à grande échelle par ces mêmes architectes. Les grands ensembles sans charme, ni qualité, le grand nombre, la répétition, c’était surtout la garantie de super profits comme jamais la profession n’en avait connu : voilà ce que je voyais dans les agences où je grattais !
2. Comment se sont déroulés vos débuts dans l’enseignement ?
La fin des études se fait dans un climat de contestation brusque en 1965 de l’enseignement, crise qui trouve une issue dès 1968-1969 avec la création des UP. Bernard Huet nous transmet le message de Louis Kahn et nous explique ce qu’il y a derrière ces images qui me transportent. Il va se trouver être le protagoniste le plus fin, le plus visionnaire dans le débat français sur la transformation de l’enseignement de l’architecture. Le projet en est totalement inédit, celui d’une reconstruction conceptuelle complète des fondements, des contenus, des méthodes et des objectifs.
La courte vie de l’Atelier Collégial 1 est décisive pour forger le noyau d’étudiants intéressés à cette question. L’hypothèse utopique d’une parité « enseignants-enseignés » est la pierre angulaire de l’Atelier Collégial. Pour ma part, je choisis d’y mener des recherches au Centre National de la Recherche Pédagogique sur l’histoire de l’Université et les méthodes pédagogiques mutualistes de Freinet. Un cercle plus restreint de Collégial 1 travaille sur les programmes vite taxés de l’étiquette, alors infamante, de réformiste, programmes proposés à la collectivité des ateliers alors regroupés au Grand Palais et refusés.
La précocité dans la transmission pédagogique était présente dans les ateliers où les anciens étaient supposés (sic) aider les nouveaux. Certains d’entre eux étaient choisis par le patron comme assistants, longtemps non rémunérés. Je fis ainsi mes premiers pas de moniteur en 1968. On travaillait et on projetait même pendant les grèves ! J’organisais des exposés sur les ouvrages des maîtres à penser du temps, susceptibles de contribuer à une redéfinition de l’espace architectural.
La création des UP en 1969 fut une opportunité pour quelques-unes - je revenais d’une année à l’IUAV de Venise - de plonger comme assistant dans les responsabilités enseignantes tous azimuts ! Et tout d’abord la conduite d’un tout nouveau processus de conception du projet : le studio. D’abord assistant de Bernard (grand souvenir), puis en équipe avec Pierre Saddy et Claude Vié, Huet rapidement me mit au pied du mur avec la tâche exaltante d’entreprendre le premier véritable studio de « projet urbain » sur Saint-Denis et La Plaine. Bonne intuition précoce et les résultats en furent remarquables. J’eus aussi la chance d’être assistant de Roger-Henri Guerrand et d’Albert Flocon, avant d’initier le cours sur les « avant-gardes architecturales ». Très encadrées par le programme toujours contraignant et minutieux de Huet et Fredet, mais aussi totalement expérimentales, ces années sont inestimables pour ceux qui y ont participé.
Pendant presque dix ans, c’est un engagement de temps presque total, des activités annexes et surtout des discussions !!! Ce furent aussi les années des premiers travaux des fondateurs de l’IERAU, institut de recherche de l’UP8, activité inédite et fondamentale pour rénover l’enseignement et l’architecture, activité à laquelle je me suis toujours consacré. Jusqu’en 1982, la titularisation était impensable. Claude Cobbi, premier directeur de l’UP8, dont l’arrivée avait marqué la fin de la courte période auto-gestionnaire, nous riait au nez en nous disant que jamais les architectes n’obtiendraient ce privilège !
3. Quels sont les étudiants qui vous auront le plus profondément marqué au fil de ces 40 années ?
Huet qui revendiquait la sélection (un sacrilège !) mais fustigeait l’élitisme – avec peut-être une certaine dose d’hypocrisie – disait que le but de l’enseignement n’est pas de former quelques génies mais une masse critique de professionnels qui sachent conférer le plus haut niveau de qualité à une architecture ordinaire.
Ayant enseigné le projet à tous les niveaux, initié de grands cours collectifs, travaillé pendant 5 ans à l’Ecole d’Architecture de Genève, puis à toutes les formations post-diplômes, des centaines de noms d’anciens étudiants me viennent à l’esprit mais je ne voudrais en blesser aucun par mes oublis. Une bonne cinquantaine d’entre eux sont devenus eux-mêmes enseignants, en incluant la génération issue des 10 ans de vie du DEA. M’intéressant surtout au projet urbain, à l’histoire des villes et aux règlements, un très grand nombre a intégré les administrations et la maîtrise d’ouvrage, y portant le message de l’architecture urbaine.
J’ai aussi la nostalgie d’une période où des étudiants ingénieurs et/ou issus des grandes écoles venaient nombreux à l’école. J’eus avec ceux-ci des rapports privilégiés, peut-être parce que ma conception du projet était plus ouverte, plus éclectique. Jacques Ferrier, pour ne citer que lui et qui fit son diplôme avec moi, m’a fait souvent part de ce sentiment. L’EAPB eut aussi pour destin d’accueillir les vagues successives de transfuges issus des UP que le ministère faisait disparaître, UP7, UP2, UP5. Ce fut sources d’hybridations, de retrouvailles et parfois d’affrontements de groupe – je pense en particulier à Henri Ciriani.
4. Comment avez-vous vécu les différentes évolutions et réformes (d’Ornano - retour au projet, Duport - certificats, Frémont - rapport à l’université) qui ont modifié l’enseignement de l’architecture depuis 1969 ?
L’état de conflit violent avec l’administration, issu d’une tradition d’autonomie radicale de l’UP8 s’est émoussé avec le temps. Les réformes successives initiées par la tutelle furent ainsi appliquées de mauvaise grâce mais de manière assez littérale à l’EAPB. Les deux premières portent même explicitement la patte inspirée de Bernard Huet qui reste, me semble-t-il, le seul véritable instigateur ex officio de la matière grise du ministère durant 20 ans.
La première réforme, le retour au projet en 1978, fut même l’application in extenso du programme de l’UP8-EAPB aux autres écoles, sa victoire idéologique en somme.
Dans la deuxième réforme, consacrée aux certificats en 1984, Huet a introduit la distinction décisive entre les enseignements « de » (histoire, théorie, projet) et ceux « pour » l’architecture.
La troisième, le LMD, a le mérite de créer la monnaie d’échange universitaire, son « euro-crédit ». Son application à l’ENSAPB, après le départ des deux figures incontestées dominantes de l’école, a été l’occasion de nouveaux débats de fonds, alimentés par la présence des derniers fondateurs et les nouvelles vagues d’enseignants.
On pense quand même à la formule de Paul Rudolph qui souffrait de vivre au début des années 60 « à l’ombre des géants » (Gropius et Mies). A Belleville, la classe 44 est la plus nombreuse mais aucun d’entre eux n’a obtenu le professorat. Blocage des classes antérieures qui firent le plein ou permanence d’un inconscient à « jouer collectif ».
5 - Comment qualifieriez-vous l’état actuel de l’enseignement de l’architecture ?
Aujourd’hui, l’enseignement à l’ENSAPB, peut-être est-ce dû à une période de rodage de la LMD, ne fait plus l’objet de débats dépassant la gestion courante. L’administration intervient discrètement dans la pédagogie de manière presque paternaliste, parfois tendancieuse, protectrice en tout cas pour éviter ces vagues qui animèrent si profondément les premières années.
Je trouve aussi toujours étonnant qu’au niveau national un système de titularisation très léger fasse régulièrement la part belle aux vedettes de la profession. Celles-ci après avoir brillé deux ou trois ans dans les écoles ont tendance à disparaître dans leurs agences jusqu’à la retraite !
Mais pour qualifier l’état actuel de l’enseignement, il n’est pas inutile de revenir à l’origine : 1968, notre double revendication de rattachement à l’Université et de licence d’exercice.
Sur ce dernier point, nous y sommes ! Et aujourd’hui avec la LMD, les conditions d’une intégration sont réunies à un moment où de surcroît les universités sont en train d’acquérir leur indépendance. Raison de plus de se hâter ! Mais c’est le mot intégration lui-même qui a perdu sa pertinence. L’expérience a montré, à travers la diversité des cas européens, que la qualité propre des époques et des équipes compte plus que leur structure de rattachement.
Je suis absolument radical sur le transfert de notre tutelle – qui serait un retour à celui de l’Equipement – au ministère du Développement durable, permettant un rapprochement avec les ingénieurs et les environnementalistes. Les enjeux sont là et pas ailleurs. Le passage à la culture ne nous a valu qu’un retour à la figure de l’architecte-artiste, à des démarches dévoyées et d’intérêt secondaire sur l’art dans la ville. Quant au rattachement au patrimoine, source d’espoirs, il n’a rien produit de concret.
Les étudiants, incités à développer des concepts pseudo-artistiques balbutiants, n’ont qu’une conscience très naïve de leur responsabilité vis-à-vis de l’environnement. Avec les responsables et chercheurs du transport et des territoires, des propositions d’une ampleur inégalée doivent jaillir. Mes travaux actuels sur la « ville du tramway » participent de cette réflexion. Le formalisme règne à nouveau. Il est très difficile de résister au pouvoir de séduction des images vite et facilement produites. Si un certain abus du « logos » fut le petit défaut de 68, l’abus des concepts formalistes tenant lieu de conception du projet est celui de 2008. Du projet aujourd’hui il faudrait réapprendre, à nouveau, à en « organiser la raison ».
