Descendant la colline de Belleville, en aval de la place des Fêtes et de ses barres des années 1960, la découverte de cette forteresse en béton, aujourd'hui dédiée à de l'habitat social, est aussi inattendue que celle de ce coin secret du XIXe arrondissement de Paris, le quartier de la Mouzaïa, où le bâtiment est situé. Un bout de banlieue en plein Paris, où une diversité de pavillons, avec jardinets et toits en tuiles, et de petits immeubles d'habitation faubouriens, se déploie le long de rues désertes, plantées de platanes, et reliées entre elles par des venelles arborées qui dévalent la pente.

C'est à l'orée de ce secteur, rue de Mouzaïa, qu'a été construit en 1974 ce bâtiment tertiaire totalement méconnu, imaginé par les architectes André Rémondet (1908-1998) et Claude Parent (1923-2016). Le premier était alors l'un des architectes les plus prolifiques en matière de logements à Paris, et le second avait déjà à son actif la réalisation de quelques monuments de l'histoire de l'architecture du XXe siècle (maison de l'Iran de la Cité internationale universitaire de Paris, église Sainte-Bernadette-du-Banlay à Nevers).

Claude Parent, dans un entretien réalisé en 2015 par l'agence Canal Architecture - en charge de cette réhabilitation, qui concerne également un second bâtiment contigu -, révèle un désaccord avec son associé d'alors, précisant avoir dû protéger le projet de « dérapages, notamment dans le plan de masse [...], et surtout dans la modénature de la façade » à laquelle il attachait une grande importance.

Dents de mammouth. De fait, la « carapace » du bâtiment, selon le mot employé par l'architecte Patrick Rubin, cofondateur de Canal Architecture, porte la signature de Claude Parent, protagoniste majeur du brutalisme qui, avec l'urbaniste Paul Virilio (1932-2018), donna aux bunkers du mur de l'Atlantique leurs lettres de noblesse. L'analogie est ici frappante, par la compacité du bâtiment et l'emploi du seul béton brut comme matériau, en panneaux lourds préfabriqués (2,70 x 2,70 m). En encadrant les baies vitrées, ces derniers dessinent des créneaux semblables à ceux d'un château fort. Cintrés, ils forment aux angles des sortes de tourelles qui rythment les façades. A chaque étage, des pièces tridimensionnelles en béton, de forme triangulaire - appelées « dents de mammouth » par les ouvriers -, avancent chacune leur pointe en avant des façades, comme pour mieux repousser l'ennemi.

Un bâtiment restructuré, faisant preuve d'une grande capacité de réversibilité.

Le béton, très dégradé (pollution, tags, épaufrures, armatures corrodées, etc. ), a été nettoyé et réparé. Remplacées, les fenêtres sont équipées de châssis en chêne, au lieu de l'aluminium d'origine. Déplacées au nu intérieur de la façade, elles laissent à présent percevoir, depuis l'extérieur, l'épaisseur de la carapace. L'intérieur a été facilement restructuré, le bâtiment faisant preuve d'une grande capacité de réversibilité, pour accueillir 168 logements pour étudiants et jeunes travailleurs dans les étages,14 ateliers-logements pour artistes en rez-de-chaussée, auxquels s'ajoute un grand espace de coworking au niveau - 1, éclairé par une cour anglaise.

« Lorsqu'on pénètre dans le bâtiment, on se rend compte tout de suite de l'intelligence du plan qui, à mon avis, est l'œuvre de Rémondet, Parent s'occupant de l'enveloppe. Sa limpidité et son économie me font penser aux grands maîtres de cette époque, comme Jean Dubuisson (1914-2011), qui savaient dessiner de tels bâtiments avec très peu de circulations verticales », relève Patrick Rubin. Ce qui s'explique ici par la présence d'un escalier de type « Chambord » qui permet de doubler les unités de passage, passant de deux à quatre, tout en minimisant l'espace occupé pour circuler. Il en résulte une grande fluidité spatiale, perceptible notamment dans les étages où baigne une atmosphère d'hôtel haut de gamme. Au-devant des ascenseurs, un grand palier ouvert fait office de lobby.

Mobilier sur mesure. Dans les logements (pour une à six personnes en colocation), le sol est en vrai linoléum. Le mobilier sur mesure, dessiné par Canal Architecture, épouse la volumétrie des pièces et donne la sensation d'espaces plus vastes. « Ce bâtiment n'est pas un chef-d'œuvre de l'architecture, et je suis très étonné qu'il ait été conservé et doive être aujourd'hui retrouvé dans sa beauté originelle », déclarait, avec son ironie légendaire, Claude Parent en 2015 à l'agence Canal Architecture. C'est désormais chose faite, et en toute beauté !