Interview

« L’ingénierie privée veut travailler main dans la main avec celle des collectivités », Frédéric Lafage, président du Cinov

Son sang n’a fait qu’un tour, à la lecture de l’interview de Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires, dans Le Moniteur du 12 novembre dernier : président de la fédération du syndicat des métiers du conseil, de l’ingénierie et du numérique (Cinov), Frédéric Lafage y décèle un déni de la capacité de l’ingénierie privée à répondre aux besoins des territoires.

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Frédéric Lafage, président du Cinov
Frédéric Lafage, président du Cinov

Pourquoi l’appel à l’ingénierie publique locale, lancé récemment dans le Moniteur par la ministre Jacqueline Gourault, a-t-il choqué votre organisation ?

Nous avons lu dans ses propos une forme de déni de la réalité de ce que représente l’ingénierie privée dans les territoires. Cela nous interpelle. Rappelons qu’avec la décentralisation, l’Etat s’est mis en retrait pour laisser le champ libre aux collectivités. Nos petites entreprises ont pris une partie de la place vacante. Elles contribuent à l’économie des territoires, comme nous le rappelons depuis longtemps.

Ce déni nous choque. Faire comme si l’ingénierie privée n’existait pas et mettre en valeur des structures qui vivent en partie de subventions publiques, cela peut ouvrir la voie à des distorsions de concurrence.

Ces propos vous ont-ils surpris ?

Oui, surtout au moment où la campagne présidentielle conduit la plupart des candidats à souligner le trop grand nombre de fonctionnaires. Remplacer le privé par le public revient à se moquer des électeurs !

Au passage, je tiens à rappeler que 97 % des entreprises représentées par le Cinov comptent moins de 50 salariés, répartis dans la plupart des régions. Cet engagement territorial mérite autre chose que le déni ou le débauchage d’ingénieurs issus de nos cabinets, qui reproduiront le savoir-faire qu’ils y ont acquis. Il n’y a pas d’intérêt à déshabiller Paul pour habiller Jacques.

Il s’agit d’un débat au moins aussi ancien que la décentralisation. Constatez-vous une forme de régression dans le discours de l’Etat ?

Le plan de relance peut donner cette impression, avec son choix clair de soustraire aux consultations de maîtrise d’œuvre les projets qui mobilisent jusqu’à 5 millions d’euros d’investissements, réalisables à partir des devis d’entreprises.

Cela renvoie aux litiges sur les conduites d’opération qui permettaient autrefois la rémunération à bas prix des services de l’Etat, ou même l’aide technique « gratuite » à la gestion communale, en contradiction avec les directives européennes. Rien ne peut justifier un tel retour en arrière, quand la plupart des projets significatifs se jouent aujourd’hui à l’échelle intercommunale.

Sur quels fondements espérez-vous établir une complémentarité entre les ingénieries publique et privée ?

Là où il y aurait carence du privé, il est normal que le public occupe le terrain. Le Cinov milite pour travailler main dans la main avec l’ingénierie des collectivités, comme il l’a montré dans la convention avec l’association des ingénieurs territoriaux de France. Au dernier congrès des maires, nos échanges avec le président des Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement nous ont confortés dans cette approche.

Lorsque les collectivités ont mis en place leurs outils internes de planification et de programmation, le secteur privé a vocation à les accompagner, tant en assistance à maîtrise d’ouvrage qu’en maîtrise d’œuvre, qu’il s’agisse d’infrastructures, d’ouvrages de génie civil ou de bâtiments. Cette complémentarité offre les meilleures garanties de résultats dans la durée. Nous avons besoin des services qui savent traduire aux élus le vocabulaire technique, expliquer les difficultés et jouer le rôle de gardiens des règles et des délais.

La ministre a lancé son appel dans une interview centrée sur la sobriété foncière et la transition écologique. Vos entreprises sont-elles bien armées sur ces sujets ?

Nos cabinets jouent un rôle actif dans cette transition. Ils appliquent les textes et participent parfois à leur rédaction, y compris la loi Climat & Résilience. Nous sommes à la disposition des services techniques et des élus pour travailler avec eux sur ces sujets. Grâce au lien systématique qu’il établit entre le numérique, le social et l’environnemental, notre réseau pluridisciplinaire peut les aider à sortir du petit bout de la lorgnette : éviter par exemple de tout réduire à l’impact carbone ou d’attendre que le digital ne résolve tous les problèmes.

Notre capacité d’analyse globale peut déboucher sur des solutions plus riches, sans surcoût ni complexité supplémentaire. Notre présence dans de nombreux territoires permet une approche comparative dont ne dispose pas toujours l’ingénierie publique.

Le Cinov n’aurait-il pas  intérêt à porter ces arguments avec les autres organisations qui concourent à l’ingénierie privée ?

Nous le faisons régulièrement, comme l’a montré le guide co-édité avec les économistes de la construction autour des 52 approches de l’assistance à maîtrise d’ouvrage.

Très en phase avec les géomètres experts, les architectes ou les ingénieurs de Syntec Ingénierie, nos cabinets à taille humaine partagent les mêmes inquiétudes, face à ceux qui les considèrent comme des empêcheurs de tourner en rond. Tous ressentent la même impression : celle d’être parfois entendus, mais rarement écoutés.

Il faut tordre le cou à l’idée reçue que l’ingénierie privée constituerait un problème.

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