L’Inde est le pays des paradoxes et le secteur du BTP n’échappe pas à la règle dans ce pays de plus de 1,3 milliard d’habitants, vaste comme l’Europe. Alors qu’il était considéré, à son arrivée au pouvoir en mai 2014, comme un ultra-libéral qui allait satisfaire toutes les revendications des entreprises privées, le premier ministre Narendra Modi vient de prendre un "virage sur l’aile" pour annoncer un plan de relance de grande ampleur : 9 000 milliards de roupies (117 milliards d’euros) vont être injectées dans l’économie afin de renflouer un secteur bancaire aux abois et, surtout, construire de nouvelles infrastructures routières et autoroutières. Alors que la droite nationaliste au pouvoir comptait sur les partenariats public-privé pour multiplier les projets de bâtiments et de travaux publics, voilà que pour équiper le pays, Modi se convertit à la dépense publique qui a toujours été le moteur de la « République démocratique, laïque, socialiste et souveraine » voulue par Nehru en 1947. La raison en est simple : le gouvernement actuel bénéficie de recettes fiscales en très franche amélioration grâce aux différentes mesures de lutte contre la corruption de ces trois dernières années et à une croissance économique qui aura été très dynamique jusqu'à l'automne 2016.
Au cours des cinq prochaines années, une enveloppe de 6 920 milliards de roupies (90 milliards d’euros) va donc être mobilisée pour le secteur routier, afin d’accroître le réseau de 83 677 km, dont 34 800 km d’autoroutes nouvelles. C’est du jamais vu dans l’histoire du pays, alors que le budget fédéral avait déjà alloué un niveau de crédits record de 3 960 milliards de roupies (51,7 milliards d’euros) pour l’exercice 2017/2018, en hausse de 38% par rapport à l’année précédente.

• 1 324 milliards d’habitants (402/km²)
• PIB : 2 454 milliards de dollars (+6,7% en 2017, prévision du FMI)
• Marché sur 2016/2017 : le bâtiment représente 7 000 milliards de roupies (91,4 mds d’euros), les travaux publics
4 000 milliards de roupies (52,2 mds d’€).
Si New Delhi mobilise autant d'argent dans les grands chantiers, c'est que l'Inde ne se porte pas très bien, avec notamment un niveau de créations d'emplois extrêmement bas (moins de 300 000 en 2016 alors que Narendra Modi avait promis 10 millions de nouveaux postes par an). Elle qui caracolait en tête de la planète en termes de croissance du PIB il y a encore un an, avec un rythme annuel de croissance approchant les 8%, n’affiche plus aujourd’hui qu’un taux de 5,7%.
La faute à la démonétisation des principaux billets de banque qui, en novembre 2016, a fait disparaître d’un coup, au nom de la lutte contre la corruption, la quasi-totalité de l’argent liquide qui irrigue 90% de l’économie nationale. La faute, également, à la mise en place brouillonne d’une TVA unifiée au 1er juillet 2017, dont le bien-fondé est confirmé par toutes les entreprises étrangères présentes dans le sous-continent, mais dont l’arrivée a provoqué un choc sur la gestion des stocks et les "business model" en vigueur jusqu’alors. Résultat, l’Inde a été frappée par un sérieux coup de frein qui n’a pas manqué d’ouvrir un débat de fond sur la politique économique menée à Delhi. Fin octobre, la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, a salué les réformes structurelles lancées par Narendra Modi, mais son organisation a ramené sa prévision de croissance pour l’année en cours à 6,7%, contre 7,2% précédemment.
Le BTP français dominé par les Asiatiques
Le secteur des TP n’a pas été trop affecté par cette pénurie de cash, grâce aux grands programmes fédéraux. Autoroutes, voies ferrées, aéroports, métros… On ne compte plus les projets de génie civil lancés du nord au sud du sous-continent, avec des procédures désormais accélérées pour que les projets ne traînent plus des années durant dans les cartons. Rien qu'à Mumbai, cinq lignes de métro sont en travaux, tandis que les chantiers d'un nouvel aéroport, un viaduc de 22 km et une voie rapide urbaine de 35 km vont bientôt démarrer. Mais il y a aussi les métros de Kochi et Chennai, le TGV Mumbai-Ahmedabad et quantité d'autoroutes de liaisons entre l'est et l'ouest du sous-continent. Et dans le cadre du budget de l’exercice fiscal 2017/2018, l’accent a été mis par le gouvernent Modi sur le développement des infrastructures de transport, un domaine toujours largement dominé par les majors locaux comme Larsen & Toubro ou HCC, et par des entreprises japonaises (IHI Infrastructure, Kajima, Shimizu, SMCC, Taisei...), chinoises (China Harbour Engineering, China Railway Major Bridge Engineering, CRTG, Stec...) et coréennes (Daewoo Engineering & Construction, SK Engineering & Construction...), qui interviennent par le truchement des prêts octroyés à l’Inde par Tokyo, Pékin et Séoul. Les constructeurs français, eux, sont peu présents, en raison d'une concurrence féroce et de la corruption qui gangrène toujours le secteur du BTP. Bouygues Construction a débarqué en 2016 seulement, avec un contrat pour deux tours de logements à Mumbai, tandis que Vinci, arrivé six ans plus tôt, n'occupe que des positions modestes dans la route et l'énergie, et a renoncé en début d'année à déposer une offre pour le PPP du nouvel aéroport de Mumbai, découragé par les conditions imposées par les autorités concédantes locales en termes de délais et de coûts.
Dans le secteur du bâtiment, la disparition d’argent liquide a frappé de plein fouet le marché de l’immobilier privé. L’État, qui a promis en 2015 d’offrir « un toit à chacun », a pourtant aussi en ligne de mire l’activité dans le bâtiment, nourrie à près de 80% par le marché résidentiel. Le consultant KPMG rappelle que pas moins de 170 millions de logements doivent sortir de terre d’ici à 2030 pour satisfaire la demande d’une population de plus en plus urbaine, sachant que le besoin immédiat est évalué à 19 millions de logements. Pour l’heure cependant, une certaine atonie prévaut. D’après une étude récente de KPMG, les logements neufs dans les huit plus grandes villes indiennes (Delhi, Mumbai, Bangalore, Hyderabad, Ahmedabad, Chennai, Kolkata et Pune) n’ont donné lieu l’an dernier qu’à 245 000 transactions et 176 000 mises en chantier. Des niveaux « qui n’avaient jamais été aussi bas depuis la crise financière mondiale de 2008 ». Cette année, pointe de son côté le cabinet Cushman and Wakefield, les mises en chantier ont encore chuté de 33% entre janvier et septembre, avec le démarrage d’à peine plus de 60 000 logements. L’habitat bon marché connaît cependant un regain spectaculaire, avec une hausse des mises en chantier ayant dépassé 800% à Hyderabad ou 330% à Mumbai. « L’année 2016 n’a pas été à la hauteur de nos espérances et 2017 a été très calme. Toutefois, nous avons enregistré un réveil en août qui laisse entrevoir des perspectives assez positives pour 2018 », indique Jean-Charles Thuard, PDG de Legrand India, la filiale du géant français des équipements électriques. Problème majeur : le stock de logements invendus qui a gonflé à 650 000 unités après la démonétisation. « Il tend à se résorber » et l’approche des élections générales de 2019 « devrait accélérer les projets », selon le dirigeant. L’évolution de la réglementation alimente cette accélération. Adoptée l’an passé, la loi sur la régulation et le développement de l’immobilier (Rera) interdit aujourd’hui aux promoteurs d’allouer l’argent d’un projet à un autre projet, une pratique courante en Inde. Ce changement de pied incite à l’achèvement des programmes en cours, avant d’en lancer de nouveau. « Le marché résidentiel reste tendu, mais le marché de l’immobilier commercial (centres commerciaux et logistique) est très dynamique, grâce aux investissements étrangers », note Jean-Charles Thuard. Les centres commerciaux classiques se portent bien, même s’ils sont désormais concurrencés par les entrepôts des géants du e-commerce tels que Flipkart, Amazon ou Snapdeal. L’hôtellerie est « satisfaisante » également, de même que le secteur hospitalier et les bureaux, qui continuent de sortir de terre à des vitesses rarement vues par le passé, comme à Bangalore et Hyderabad, ou dans les villes nouvelles de Gurugram et Noida qui jouxtent Delhi. En amont de la filière, les cimentiers confirment qu’une embellie se profile à l’horizon. « Nous avons été déçus par 2017. Les affaires demeurent très lentes, mais nous sommes relativement optimistes pour 2018 », confie Laurent Meurette, directeur opérationnel de Kalburgi Cement, la filiale locale du groupe Vicat, dont le taux d’utilisation des capacités de production est actuellement compris entre 50% et 80% selon les sites. Ce dernier parie sur « la digestion » du choc monétaire provoqué par la démonétisation et sur « l’impact positif » d’une mousson qui se sera montrée généreuse en pluies, cet été. Tout en sachant que « l’Inde est une mosaïque de marchés locaux » et que « l’activité diffère d’un État à l’autre de l’union ».
La vague des "smart cities"
Chez ce géant de l’Asie où le jeu est aussi ouvert et protéiforme, les Français ont de nombreuses épingles à tirer, relève Business France, l’agence étatique d’aide aux entreprises exportatrices. Beaucoup d’opportunités se présentent au travers des cent projets de villes intelligentes lancés par Narendra Modi en 2014, de même qu’au travers de la "National Solar Mission", qui prévoit l’installation de 40 GW de panneaux solaires en toiture, des politiques qui vont nécessairement dynamiser et structurer le secteur. C’est le cas aussi avec le programme de rénovation de 400 gares présenté récemment par les Indian Railways, l’homologue de la SNCF. « Business France organisera une opération spéciale à ce sujet en 2018 pour expliquer aux architectes, urbanistes et maîtres d’œuvre français comment participer aux concours qui seront lancés. Les développeurs indiens sont très demandeurs de nos savoir-faire. Un programme accélérateur "Smart City Connection Days" va en outre être lancé en mars prochain pour permettre aux entreprises hexagonales de se positionner efficacement sur les villes intelligentes », explique Jérôme Julliand, en charge du développement urbain au bureau de Delhi. Autre créneau à investir pour les Français : la performance énergétique des bâtiments, qui requiert des compétences en menuiseries et matériaux de construction isolants, mais aussi en panneaux solaires, détecteurs de mouvement, variateurs de lumière, disjoncteurs et autres minuteries… « L’Inde est aujourd’hui un pays moderne où la contrefaçon est en train de disparaître, remarque Benoit Lecuyer, qui dirigeait jusqu’à l’hiver dernier la filiale locale de Hager (domotique). Les consultants et cabinets d’ingénierie locaux préconisent de plus en plus d’équipements de qualité. Le respect des normes et la surveillance des autorités sont pour eux importants, aucun produit ne peut plus être vendu sans agrément ». Enfin, dans le sillage de l’Agence Française de Développement (AFD), des opportunités multiples se présentent autour de la lutte contre le changement climatique et du développement urbain durable. Le programme "Sunref India" (pour Sustainable Use of Natural Resources and Energy Finance), par exemple, cofinancé par la France et l’Union européenne à hauteur de 112 millions d’euros, encourage la construction de logements verts. L’AFD accompagne par ailleurs la transformation des villes de Nagpur, Chandigarh et Pondichéry en "villes intelligentes", ainsi que les métros en construction à Bangalore, Kochi et Nagpur.
Dernier élément à avoir en tête pour les groupes français : la réforme du code de la construction, opérée en mars 2017 pour inciter à l’emploi de technologies et de matériaux innovants, tout en encourageant les techniques de préfabrication pour accélérer le rythme des chantiers. Le code institue notamment de nouvelles normes pour l’utilisation de l’énergie solaire dans les bâtiments, les canalisations de gaz dans l’habitat et les hôpitaux, les systèmes de collecte des eaux pluviales et des déchets solides, ou les ascenseurs rapides destinés aux immeubles de grande hauteur. Des changements qui, là encore, peuvent donner des idées aux Français attirés par l’Inde et son gigantesque marché. « Le BTP est le troisième contributeur au PIB indien et le troisième employeur du pays après l’agriculture et l’industrie, avec 40 millions de salariés. C’est aussi le deuxième secteur le plus attractif pour les investisseurs étrangers », souligne KPMG dans son étude. Il n’y a pas de raison que les Français n’y aient pas leur part.
DEUX QUESTIONS A :
Brice Piechaczyk est vice-président de l’association "Architectes français à l’export" (Afex)
« Les règles de construction convergent entre l’Inde et la France »
L’architecte français Brice Piechaczyk est vice-président de l’association "Architectes français à l’export" (Afex). Son agence Enia architectes, basée à Montreuil, travaille en Inde depuis 2014. Elle y a remporté plusieurs projets publics, comme le terminal autobus de Kolkata, l’aéroport de Pune (avec Egis India) ou des stations du métro et des programmes immobiliers à Nagpur.
L’Inde est-elle toujours un marché difficile ?
Elle fait encore peur, c’est pourquoi l’Afex a rédigé un guide destiné à donner le mode d’emploi de ce pays complexe aux architectes français qui aimeraient aller y travailler. Des réformes majeures ont récemment amélioré les choses. On ne construit pas en Inde comme en France, mais les règles convergent, grâce à la numérisation des documents d’urbanisme, l’assouplissement des procédures et l’engagement d’aller vers le "bien construire".
Que peuvent apporter les architectes français ?
Les besoins sont énormes en urbanisme, architecture, patrimoine et paysage, autant de domaines où la France a une réputation d’expertise. La dynamique liée aux "villes intelligentes" offre également beaucoup d’opportunités autour des infrastructures de déplacement. Avec le gouvernement Modi, qui se montre créatif pour trouver des montages juridiques et financiers efficaces, un projet d’architecture gagné se traduit par des travaux un an après. On n’avait jamais vu ça auparavant !