Reportage

L’estuaire de l’Orne anticipe la montée de la mer

Sur la pointe du Siège à Ouistreham (Calvados), le schéma d’intentions paysagères adopté le 8 avril par le Conservatoire du littoral et ses partenaires locaux ouvre une nouvelle page dans l’histoire de l’estuaire de l’Orne et de l’agglomération de Caen. L’effacement de la route précèdera celle des réseaux aériens et souterrains, en attendant de nouvelles ouvertures de digues.

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Estuaire
Régis Leymarie, délégué adjoint Normandie du Conservatoire du littoral, trace les étapes de la reconquête de l'estuaire de l'Orne par la nature.

Le parking désaffecté marque un premier signal. Depuis ce printemps, l’accès à la pointe du Siège commence par 800 m à pied ou à vélo, à partir du Centre d’activités nautiques de Ouistreham Riva-Bella (Cano) où s’achève le cours du canal de Caen à la mer.

Route en voie d’effacement

Sur la voie du monde d’après dans lequel les humains effacent progressivement leur empreinte sur le site de 60 hectares, la prochaine étape approche : « Nous espérons le déclassement de la route, après les municipales de 2026 », confie Régis Leymarie, délégué adjoint Normandie au Conservatoire du littoral.

Cet acte administratif précédera le décroûtage de la chaussée. Dans la foulée, le réseau électrique aérien et les conduites souterraines des pompiers attendent également leur retrait. Au détour de la route en voie de disparition, Régis Leymarie ne peut dissimuler le sourire que lui inspire le symbole d’une machine à aménager qui tourne à vide : la bouche incendie s’est installée ici voici moins de 20 ans, soit deux décennies après l’abandon du projet de lotissement qui avait justifié sa présence.

Caen la mer mérite enfin son nom

Le représentant de l’établissement public d’Etat adresse ses louanges au tandem composé d’Alain Freytet et Romain Quesada, auteurs du schéma d’intentions paysagères adopté le 8 avril. « Jamais de powerpoint en salle ! Tous les échanges ont eu lieu In Situ », félicite le chef d’orchestre de la métamorphose de la pointe. Cette gestation confirme le rôle central joué par le paysage, dans le changement de regard des acteurs locaux sur leur estuaire.

« Nous avons installé la maritimité du territoire. Caen La Mer est vraiment devenue Caen La Mer », triomphe Emmanuel Renard, vice-président de la communauté urbaine et président du pôle métropolitain Caen Normandie Métropole. Dans ce processus, Alain Freytet et Romain Quesada avaient déjà actionné le premier déclic, en 2017, comme professeurs à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles-Marseille : ils avaient encadré les six mois de résidence de Marianne Cabanis et Marion Hintzy. Les deux élèves s’étaient appuyées sur les prévisions des scientifiques du climat pour redessiner les abords de l’Orne et de son canal, ouvrant la voie aux premières opérations de remise en eau qui ont suivi.

Risques hydrauliques en 3D

La graine paysagère a prospéré sur un terreau fertile. La région Normandie y a mis du sien en poussant les travaux du « Giec normand ». L’Etat, l’agence de l’eau et de nombreuses collectivités l’ont rejointe dans le financement de l’étude Rivages 2100, qui trace la progression prévisible de la salinité des sols. « Entre les pluies, la mer et les nappes, nous regardons désormais les risques liés à l’eau en trois D », relève Emmanuel Renard. L’élu rend hommage au rôle du Conservatoire du littoral, dans l’évolution des esprits, à travers deux projets européens successifs : Littoraux et changements côtiers (Licco, programme Interreg 2011-2014) et Adapto (programme Life, 2018 2022).

Dune fossile
Dune fossile Dune fossile

Sur une emprise acquise dès les années 1980 par le Conservatoire du littoral, la dune fossile de la pointe du Siège deviendra bientôt une île. © LM

L’étape franchie au printemps 2025 sur la pointe du Siège ouvre une séquence d’une décennie d’études et de débats, entre risques, opportunités, loisirs, nature, agriculture... A deux m d’altitude, au sommet de la dune fossile destinée à se transformer en île, Régis Leymarie philosophe : « La compatibilité des usages n’est pas toujours possible ». Sur la carte de l’estuaire, il pointe la zone de protection renforcée, interdite au public pour préserver le refuge des oiseaux et des phoques.

Des promenades pour l’après 2035

Dans la perspective d’un décloisonnement latéral du canal, les futures vasières inaccessibles guident les hypothèses de tracés des promenades. « En 2035 lors des mises en eau, le public aura déjà eu le temps de prendre de nouvelles habitudes », escompte le délégué adjoint.

Dans le détail et sans perdre de vue les courbes de niveau, il liste quelques-unes des questions encore ouvertes, pour passer du schéma d’intention au projet : quels tronçons de digue laisser se dégrader ? Jusqu’à quelle hauteur ? Quels secteurs ouvrir à la libre évolution ? Des études géotechniques sur les volumes de terrassement en jeu permettront de préciser les premières évaluations financières, situées autour de 2,5 M€.

Maîtrises d’ouvrage à distribuer

Chef de file des négociations sur les financements, le Conservatoire du littoral compte réunir 80 % de subventions, dont une grande part en provenance de la région Normandie et de l’agence de l’eau Seine-Normandie. L’Europe apporte sa cerise sur le gâteau, associée à un complément d’ingénierie, grâce à son programme Interreg qui intègre la Pointe du Siège parmi les 16 sites de Manabas Coast, acronyme de MAinstreaming NAtured-BASed Solutions through COASTal systems.

Les négociations qui s’ouvrent concerneront également la répartition des maîtrises d’ouvrage entre les propriétaires : Conservatoire du littoral, ports de Normandie, département du Calvados, communauté urbaine Caen-la-Mer, commune de Ouistreham.

Nostalgie à Ouistreham

Ces deux dernières collectivités concentrent leurs réflexions sur l’urbanisme transitoire. Que faire de la portion des sites qui peuvent encore compter sur 30 à 50 ans au sec ? Depuis le Cano, Romain Bail, maire de Ouistreham, tourne son regard vers les cabanes progressivement transformées en maisons, le long du chemin qui longe la côte en direction de la pointe : la ville a vendu 13 terrains préemptés à un prix quatre fois supérieur à l’estimation des Domaines.

Romain Bail
Romain Bail Romain Bail

Devant le centre d'activités nautiques de Ouistreham Riva Bella (Cano), le maire Romain Bail présente au collectif des paysages de l'après pétrole l'ultime projet d'urbanisme transitoire en instance sur la pointe du Siège. © LM

« Un schéma d’entre deux se dessine. Les gens achètent un droit d’usage pour 30 ans, sans espoir de cession, pour se retrouver là où ils allaient pêcher avec leur grand-père. Encore plus amoureux du lieu que le conseil municipal, ils payent le prix de leur nostalgie », témoigne le maire. La ville a recensé 10 000 visiteurs et 534 offres, parmi lesquelles elle n’a détecté aucune trace de promoteur parisien.

Redirection à Caen

Au centre de la métropole et à l'autre extrémité du canal d'une quinzaine de km, l’urbanisme transitoire a pris un tour plus spectaculaire, en juillet 2023 : « Cette échéance devait coïncider avec l’attribution des premiers macrolots, dans le secteur de la presqu’île. Mais quand nous nous sommes rendu compte qu’en 2100, l’eau envahirait tous les espaces publics au minimum sept jours par an, nous avons considéré comme injouable le masterplan dessiné par MVRDV, malgré le caractère exemplaire du projet identifié comme démonstrateur de la ville de demain », retrace Emmanuel Renard.

Outre l’obsolescence d’études remontant à l’avant-dernier rapport du Groupement intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec), le président de la métropole met en cause le cloisonnement entre les deux volets du plan de prévention des risques naturels prévisibles (PPRN) : « Il ne croise pas l’inondation et la submersion. Quand nous nous en sommes inquiétés auprès du bureau d’études Sogeti, il nous a répondu : « on ne nous avait jamais demandé ça » ».

Prospective paysagère

Sans attendre 2028, échéance de la nouvelle étude hydraulique dynamique en instance, la communauté urbaine a changé son fusil d’épaule : elle a confié à Phytolab une étude prospective. L’agence nantaise de paysage y anticipe le futur des 35 ha de la zone d’aménagement concerté en plusieurs étapes, jusqu’à sa transformation en archipel en 2100.

Le renoncement entraîne l’abandon des projets d’extension du tram et de construction d’une passerelle, sans pour autant interdire les mouvements urbains. Avant l’engagement des premières démolitions en 2050, la ville étudie la construction de logements étudiants et d’un Foyer de jeunes travailleurs.

Innovation estuarienne

Parallèlement, la communauté urbaine de 276 000 habitants révise à la baisse ses projections démographiques : en juillet, la délibération qui arrêtera le plan local d’urbanisme intercommunal, habitat et mobilité (PLUI HM) fixera l’objectif pour 2040 à 290 000 âmes, au lieu des 300 000 escomptés jusqu’alors. En production de logements, la décrue se traduit par un rythme annuel de 1650, au lieu de 2000.

L’équipe communautaire profite des derniers mois du mandat pour ficeler la procédure qui encadrera son nouveau projet urbain, forcément déficitaire : « Avant la fin de cette année, nous espérons signer avec l’Etat le premier projet partenarial d’aménagement estuarien de France », annonce Emmanuel Renard, confiant dans la capacité des futurs élus à mener le projet à terme, quel que soit le choix des électeurs.

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