Interview

«L'adaptation consiste souvent à retrouver des choses perdues», Franck Boutté (Atelier Franck Boutté)

Le pionnier de la qualité environnementale dans la construction prône une approche décloisonnée et sans dogmatisme de la conception des bâtiments.

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« Un bureau d'études environnement doit tout maîtriser, sachant qu'il s'agit de surcroît d'une matière mouvante. »

Votre agence célèbre cette année ses 20 ans. En 2004, elle s'appelait Franck Boutté Consultant, sans « s ». A quoi ressemblait alors votre vie professionnelle ?

J'étais en effet tout seul. La création de mon activité remonte en fait à 1996. Ingénieur civil des Ponts et Chaussées, j'ai rejoint l'école d'architecture de Paris-Belleville avant de la quitter en cours de cinquième année et d'aller travailler pour l'Anah où je découvre l'univers de la réhabilitation du parc existant. Je rencontre ensuite l'association HQE, composée de personnes très motivées et engagées. C'est alors qu'un éditeur me propose de coordonner un ouvrage sur la qualité environnementale dans les opérations de construction, un sujet tout juste émergent et que je ne connais absolument pas ! Alors, je lis tout, je rencontre tout le monde. Après dix années d'études, je deviens un autodidacte de la question environnementale. Je suis dès lors considéré comme un « sachant » de ce domaine. C'est pourquoi, un jour de 2004, on me propose d'intégrer les compétences environnementales dans une équipe de maîtrise d'œuvre menée par l'agence LCR de Toulouse. Première candidature, premier concours et, donc, premier projet de l'agence.

Vous inventez alors un métier qui n'existait pas…

Tout à fait. J'ai d'ailleurs rencontré des difficultés pour m'assurer car la maîtrise d'œuvre environnementale ne figurait pas dans la nomenclature des activités des assureurs. Finalement, on m'a proposé in extremis une police… qui me coûtait 9,11 % des honoraires !

Depuis, le sujet s'est largement professionnalisé. La multiplication des normes n'a-t-elle pas transformé en règles froides ce qui était à l'origine du ressort de l'ingéniosité ?

La création de référentiels aboutit en effet à une réduction du champ des possibles. L'objectif de réduction d'énergie conduit ainsi à réclamer plus de compacité, moins d'enveloppe, plus d'épaisseur. Or, on a démontré que, dans bien des cas, mieux valait concevoir un bâtiment fragmenté. Je lutte finalement contre le dogme de la pensée unique.

Mon prisme, c'est l'efficacité pratique. Encore aujourd'hui, je continue à affirmer qu'il n'y a pas de bon ou mauvais matériau. Je déteste les attitudes qui consistent à refuser tout mètre cube de béton, à considérer que seul le bois est pertinent, sans se soucier de sa provenance. Je préfère regarder chaque matériau pour ce qu'il est, ce qu'il raconte, ce qu'il peut devenir, et me demander s'il est à la bonne place.

Comment se garder de ces travers ?

Grâce à une approche matricielle de la conception. Il ne faut surtout pas travailler axe par axe mais de manière intégrée, tout de suite. Lorsque l'on travaille une forme, il convient d'en évaluer son potentiel à la fois énergétique, lumineux, de confort, etc. Et encore, il ne s'agit ici que de qualité environnementale : il faut en parallèle intégrer les questions relatives aux usages de l'ouvrage ainsi qu'à son identité, qui dépend de sa situation.

Ce qui a aussi changé en deux décennies, c'est le regard sur le déjà-là. Vous venez de remporter une mission de reprogrammation stratégique du quartier Belval au Luxembourg. La reconversion des friches est-elle la réponse idéale à la sobriété foncière ?

Les friches ne sont pas toutes de même nature. Il peut être compliqué d'investir d'anciens sites industriels dont il faut décaper le sol sur une grande profondeur. Mais il existe aussi des délaissés d'infrastructures qui ne sont pas si pollués.

A-t-on encore besoin de gares de triage au cœur des villes ? Sur d'anciens terrains de la SNCF, on parvient aujourd'hui à trouver de bonnes solutions en termes de forme urbaine, de mise à distance, de création d'un cordon végétal.

Vous êtes ingénieur, pas tout à fait architecte, sacré Grand Prix de l'urbanisme… Jugez-vous les métiers de la conception trop étanches les uns par rapport aux autres ?

J'ai beaucoup bataillé pour que ce ne soit pas le cas. Il y a une vingtaine d'années, les architectes se chargeaient seuls d'une conception que les ingénieurs détruisaient ensuite pour ventiler, rafraîchir, placer des tuyaux… Ce n'était jamais aussi beau que ce que l'architecte avait pensé au départ parce que ce dernier avait oublié qu'il y aurait des gaines !

J'ai eu la chance d'être appelé dans des réunions préalables par les architectes qui voyaient en moi un ingénieur qui leur ressemblait. Ainsi, j'ai pu, pendant un moment, faire revenir les bureaux d'études assez tôt autour de la table.

Et cela s'est perdu par la suite ?

Oui, en raison à la mainmise du privé sur la fabrique de la ville. Les promoteurs, en particulier, divisent pour garder le pouvoir.

Face à eux, il est très rare que l'on se retrouve en groupement de maîtrise d'œuvre, conjoints ou solidaires, avec un mandataire architecte ou urbaniste. Résultat : il manque la synthèse.

Les maîtres d'ouvrage privés font essentiellement appel à nous pour piloter la certification. On est très loin d'une approche globale, multicritère, intégrée, synthétique et holistique.

Vous appréciez le travail à différentes échelles, du matériau au territoire. Peut-on sérieusement être compétent sur tous les sujets ?

Un bureau d'études environnement doit normalement tout maîtriser, sachant qu'il s'agit de surcroît d'une matière mouvante. Il y a dix ans, on parlait uniquement d'énergie.

La question du carbone est arrivée il y a cinq ans, celle du microclimat urbain il y a deux ou trois ans. Nous évoluons donc en permanence. C'est pourquoi nous nous sommes présentés comme des ensembliers de la question environnementale. Si l'agence était un peu plus grosse, nous pourrions avoir des chefs de projet avec un savoir minimum sur tous les sujets qui mobilisent des ingénieurs d'études ultra-spécialisés.

Votre agence compte aujourd'hui 35 salariés. Avez-vous justement l'intention de continuer à grossir ?

Nous sommes à la fois gros parmi les petits et petits parmi les gros. C'est une taille un peu bâtarde car elle nécessite tout de même une structure d'encadrement qu'il faut rentabiliser. Je préférerais donc que l'on grossisse un peu. Aujourd'hui, nous avons plutôt tendance à répondre aux commandes qui nous viennent. Or, nous aimerions pouvoir aller chercher des partenaires qui ne pensent pas faire appel à nous, comme les collectivités, dont beaucoup ne sont pas outillées.

Les territoires sont justement en première ligne face au changement climatique. L'adaptation est-elle le sujet majeur des années à venir ?

L'été 2022 a été marqué par des épisodes caniculaires, des mégafeux, le stress hydrique, la chute des rendements agricoles, l'augmentation du prix de l'énergie… Tout le monde a conscience que les changements sont en cours. Or, 80 % des bâtiments, des infrastructures, des espaces publics de 2050 existent déjà. Et combien d'entre eux sont adaptés à 2050 ? Quasiment zéro. Le vrai enjeu, aujourd'hui, c'est : adapter, adapter, adapter, tout en restant ambitieux sur l'atténuation. A mes yeux, l'adaptation consiste souvent à retrouver des choses perdues. On a par exemple fabriqué des villes qui rendent le cycle de l'eau complètement artificiel et industriel, on a éradiqué la nature pour construire des routes, des trottoirs. Il faut désormais adopter une logique de réparation, de pacification. Cela ouvre un champ incroyablement fécond de réenchantement.

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Date de réponse 10/10/2025