Tout le monde le sait depuis que le designer Raymond Loewy (1893-1938) l'a proclamé en ces termes : « La laideur se vend mal. » Mais une usine doit-elle nécessairement être belle ? Y a-t-il un lien entre ce que l'on y produit et le lieu lui-même ? Maroquiniers ou parfumeurs doivent-ils œuvrer dans des endroits d'exception pour fabriquer de l'exceptionnel ? En janvier 2022, Chanel inaugurait le « 19M » à Paris (XIXe ), une « vitrine du luxe à la française » dédiée à la création et à la transmission des métiers d'art et de la mode, dessinée par Rudy Ricciotti. Le spectaculaire bâtiment triangulaire ressemble à un tissage de fils de béton, clin d'œil au tweed, tissu iconique de son maître d'ouvrage, la Maison Chanel.
L'endroit regroupe 11 des quelque 40 ateliers et manufactures rachetés par la marque : le brodeur Lesage, le bottier Massaro, le plumassier Lemarié, etc. A l'époque, Bruno Pavlovsky, président des activités mode, expliquait que « Coco Chanel, Karl Lagerfeld et enfin Virginie Viard, l'actuelle directrice artistique, ont toujours été proches de leurs artisans. Il était convenu qu'au moment de leur succession, Chanel les aiderait à pérenniser leur savoir-faire. Ce qui nous a amenés à racheter des maisons pour les loger dans une filiale dédiée ». Camille Hutin, qui dirige les lieux, se veut pragmatique : « Il s'agit d'accueillir les artisans, mais aussi les clients dans les meilleures conditions. De proposer un espace de rencontre à la mesure de la qualité de ces Maisons rassemblées en un hub créatif afin de créer des synergies, et également de recevoir le public dans une galerie pluridisciplinaire, pensée comme un espace événementiel, doté d'un café-restaurant. » Si, pour un industriel du luxe comme Chanel, faire appel à un architecte pour concevoir un lieu de production est un vecteur de communication majeur, un même objectif a guidé le parfumeur Lancôme pour sa Maison rose à Grasse (Alpes-Maritimes) [lire ci-dessus] , dessinée par l'agence NeM : « Une maison ouverte, pour promouvoir notre savoir-faire, le pérenniser et le protéger, explique Lucie Careri, sa directrice. Nous sommes avant tout un domaine agricole, horticole, où l'on travaille la terre, les plantes à parfum, où l'on crée des fragances. Et nous le faisons publiquement, en invitant ceux qui le souhaitent. »
Hommage au métier. Pour d'autres maîtres d'ouvrage, soucieux du bien-être de leurs collaborateurs, il s'agit plutôt d'une manière de cajoler les petites mains qui œuvrent dans l'ombre. Le maroquinier-sellier Hermès a ainsi inauguré au printemps dernier deux maroquineries, à Val-de-Reuil (Eure) et Tournes-Cliron (Ardennes), respectivement conçues par l'architecte Lina Ghotmeh (lire p. 41) et l'agence Coldefy (lire « Le Moniteur » du 15 septembre 2023, p. 70-71). « Je fais un parallèle entre le geste architectural et le geste artisanal, affirme Charlotte Améglio-Brion, directrice de l'immobilier de la marque. En faisant du beau dans du beau, nous nous inscrivons dans l'esprit d'excellence de la maison. » A Millau (Aveyron), le gantier Causse (Chanel) avait suivi le même raisonnement pour sa manufacture, créée en 2005 par Jean-Michel Wilmotte : « L'architecte a voulu rendre hommage à ce métier artisanal devenu aussi rare que précieux grâce à une écriture contemporaine et des rappels aux anciennes façades, témoins du passé », affirme une porte-parole. Ici, nulle ostentation à destination de l'extérieur. De son côté, Charlotte Améglio-Brion insiste : « Nous n'accueillons pas de public dans nos locaux. Il s'agit avant tout de créer des lieux de vie agréables. » Il s'agit également d'afficher une proximité avec les territoires : « Pour chaque projet, quatre architectes participent au concours privé, dont un ou deux installés localement », expose la directrice de l'immobilier d'Hermès. Peu importe d'ailleurs la réputation ou le prestige de l'architecte. Il compte moins que son interprétation du cahier des charges. Hermès dispose ainsi aujourd'hui d'un parc de manufactures « toutes très différentes. A Val-de-Reuil on ne peut deviner qu'il s'agit d'une maroquinerie. A Tournes-Cliron, la façade en bois brûlé apparaît comme un trait noir dans le paysage, japonisant et serein. A Saint-Junien (Haute-Vienne) enfin, il s'agit d'une ancienne friche industrielle rénovée », décrit Charlotte Améglio-Brion. Les grands noms du luxe n'attirent pas obligatoirement les plus grands noms de l'architecture : « Le domaine est très technique, avec des données complexes à prendre en compte : site en activité, sol pollué, contraintes de sécurité et/ ou d'hygiène très élevées… », témoigne Marine de la Guerrande, architecte de l'agence Think Tank. Les commanditaires veulent également que leurs bâtiments soient irréprochables en matière environnementale, manière d'éviter les remontrances faites à l'industrie textile, notamment : « Nous avons des exigences très fortes en la matière, assure Charlotte Améglio-Brion, nous sommes labellisés, effectuons du sourcing local, travaillons l'empreinte carbone, la qualité de l'air, etc. Ce qui donne encore plus d'ambition au geste architectural. » Si l'industrie du luxe et de la mode porte une telle attention aux métiers, c'est aussi qu'elle peine à recruter. Valoriser les lieux de production est une manière de les rendre désirables. « Il y a bien une mode du savoir-faire, assure Benjamin Simmenauer, directeur de recherche à l'Institut français de la mode. C'est de la communication, mais pas seulement. Si l'on fait beaucoup l'éloge de l'artisanat, ces métiers restent peu attractifs, ce qui préoccupe les maisons de luxe qui veulent produire localement. Embellir les lieux de production c'est réenchanter le travail de la main. Ce n'est pas une arrière-cuisine que l'on escamote, mais un endroit que l'on montre avec fierté. » L'investissement pour de tels lieux, toujours confidentiel, est-il justifié ? « C'est ça, le luxe, sourit Benjamin Simmenauer, les lieux de production doivent être à l'image des lieux de vente. Les collaborateurs doivent évoluer dans un endroit qui reflète fidèlement l'identité de la marque. »
Optimisation : compacité bien ordonnée…
Cinq cent cinquante mille briques… Mazette ! Non, ce n'est pas le coût de la nouvelle maroquinerie-sellerie Hermès du Val-de-Reuil (Eure), vingt-deuxième manufacture de la marque en France - imaginée par l'architecte Lina Ghotmeh -, mais bel bien le nombre de modules en terre cuite mis en œuvre un à un pour la réaliser. Le site ? Une zone industrielle sans grâce où l'équipement vient néanmoins s'inscrire avec délicatesse : des arches en plein cintre ou en anse de panier - voire de sac à main - en écho aux vallons et coteaux environnants ; un parc arboré de trois hectares, dessiné par le paysagiste Erik Dhont avec, au cœur du dispositif, un bâtiment sur plan carré de 90 m de côté, allusion aux 90 cm du très chic carré de soie de la marque. « Nous avons travaillé à partir d'un cahier des charges très strict, souligne l'architecte. Il fallait notamment optimiser les déplacements des artisans entre les différentes entités du programme et donc compacter le bâtiment pour gagner en efficacité et en fluidité. »
Son et lumière. Les ateliers s'installent ainsi, sans espaces résiduels ni couloirs inutiles, autour d'une lumineuse « place de village » centrale qui distribue les locaux, « zones de coupe et zones de table », le stock de peaux - le Saint des saints - et autres bureaux. Le tout au service des 260 artisans qui y œuvrent. Un plan hyperrationnel qui n'exclut pas l'attention portée à l'ergonomie et au geste : « Chaque détail joue sur le confort, l'efficacité et l'aisance de l'artisan », fait valoir François-Pierre de Feydeau, directeur du pôle Normandie d'Hermès. Et notamment la maîtrise des ambiances - lumineuse et acoustique -indispensable au bon déroulé de la production. « Faire du beau dans du beau, mais aussi offrir un bien-être global », poursuit le directeur. Alors, « la lumière des peintres », naturelle et étale, entre à flots depuis les sheds de toiture tournés vers le nord. La lumière artificielle vient en complément pour permettre aux maroquiniers les plus expérimentés de « lire les peaux », en détecter les éventuels défauts et en optimiser la découpe. Le soin apporté au traitement acoustique dans les ateliers, d'ordinaire bruyants, autorise ici les opérateurs à être dispensés du port de protections auditives individuelles. Une bénédiction lorsqu'on sait que l'artisan règle aussi son travail « à l'oreille » tandis qu'il martèle une couture pour la faire mordre dans l'épaisseur du cuir.
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Labellisé E+C-, niveau E4C2, le bâtiment à énergie positive est à empreinte carbone réduite. Son secret ? Sa structure en bois local, ses briques artisanales en argile du cru. Sans oublier 2 300 m² de panneaux photovoltaïques et 13 sondes géothermiques plongées à 150 m de profondeur. Le coût de l'ensemble reste confidentiel, mais l'architecte l'assure : « Il est raisonnable pour de telles ambitions. »
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Informations techniques
Maîtrise d'ouvrage : Hermès. AMO : ProPolis. AMO développement durable : EODD.
Maîtrise d'œuvre : Lina Ghotmeh Architecture (architecte). BET : EVP (structure), Franck Boutté Consultants (fluides, environnement), Clarity (acoustique), Ateve (VRD), BEGC (cuisine), AE 75 (économiste), Namixis-SSICoor (SSI), Erik Dhont (paysage), Socotec (CSPS), D-Clic (OPC).
Bureau de contrôle: Socotec.
Principales entreprises : Guintoli (VRD), Gagneraud (gros œuvre), Belliard (charpente bois), Smac (couverture, étanchéité) .
Surface : 6 236 m² SP.
Coût : N. C.
Transgression Au nom de la Rose
Depuis les abords, c'est un éclair rose, entraperçu entre les arbres. Il faut encore gravir une route sinueuse et tourner pour avoir enfin une vue d'ensemble de la Maison rose, inaugurée par Lancôme, à Grasse (Alpes-Maritimes), au printemps dernier.
Une bâtisse dont on ne remarque que la couleur au premier regard, tant elle est soutenue : « Elle modernise la maison, la rend unique, souligne Thibault Marca, architecte de l'agence NeM, concepteur du lieu. Nous avons longtemps travaillé pour trouver une nuance universelle mais unique, qui se fond dans le paysage tout en supportant l'écrasante lumière provençale. » Le regard du visiteur est ensuite attiré par l'entrée : une porte monumentale parfaitement circulaire. « Elle a un côté Alice au pays des merveilles, sourit Thibault Marca, c'est une invitation à y pénétrer. Nous sommes ici sur un domaine agricole, un lieu de travail, mais Lancôme souhaitait que cette maison soit aussi un lieu ouvert, vitrine d'un savoir-faire. »
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Lavande et riz de Camargue. L'intérieur rappelle que l'essentiel… se trouve à l'extérieur : « Nous avons percé d'immenses baies qui projettent le regard vers le paysage. L'essentiel, ici, c'est la nature, les champs de fleurs et de plantes à parfum : il y a tant de variétés qu'on y fait des récoltes dix mois sur douze ! » Architectes et commanditaire défendent les mêmes valeurs environnementales : « Pas de climatisation. Nous avons créé un puits provençal qui rafraîchit la maison en été et la réchauffe en hiver. Les murs sont isolés avec des matériaux locaux biosourcés : lavande et riz de Camargue. Nous apprivoisons les conséquences du dérèglement climatique », rappelle Thibault Marca.
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Hangar et distillerie ont disparu du paysage. Enterrés, ils forment des restanques. A l'intérieur de la distillerie, rien n'est rose : « Ici, c'est brut, minéral. Il y a un dialogue entre l'extérieur et la table de travail à la forme organique ».
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Informations techniques
Maîtrise d'ouvrage : PCI. AMO : Theop. AMO environnement : Sowatt.
Maîtrise d'œuvre : NeM Architectes (architecte). BET : Antoine Leclef (paysage), Make Ingénierie (structure), Maya (fluides, HQE), Ivoire (VRD), Peutz (acoustique), VPEAS (économiste).
Principales entreprises : T2G (VRD, terrassements), Mauro (gros œuvre), Xyleo (charpente, façades), Buffl (serrurerie).
Surface : 688 m² SP.
Coût : N. C.
Extension : du high-tech dans un écrin chic
Dans l'Aisne, l'usine de Gauchy produit les parfums d'exception de L'Oréal division luxe. L'agence parisienne Think Tank avait été d'abord consultée pour réaménager les laboratoires et augmenter le nombre de lignes de production.
« En réfléchissant avec le commanditaire, nous avons proposé de refondre les lieux en profondeur, en séparant la partie production de la partie laboratoires », explique Marine de la Guerrande, architecte associée de l'agence, avec Adrien Pineau. « En déplaçant les laboratoires dans la nouvelle extension, cela permettait d'entreprendre les travaux sans interrompre la production et, à l'avenir, d'accueillir les visiteurs sans leur faire traverser des endroits très automatisés, avec des robots qui circulent et des exigences d'hygiène très strictes. »
Reflet du ciel et des arbres. Les architectes ont également convaincu L'Oréal de positionner l'extension en façade de l'usine, ce qui permettait de retravailler l'image des lieux qui accueillent nombre de professionnels et de clients. L'ancienne façade était, il est vrai, peu riante : « Nous avons souhaité souligner le côté technologique et ultra-précis de l'activité avec une façade chic et élégante, à l'image de ce qui est produit ici », décrit Marine de la Guerrande. Les architectes proposent une monumentale bande vitrée surmontée d'un impeccable bardage en acier inox poli miroir qui reflète le ciel et les arbres. L'usine s'efface et se dissout dans le paysage. « Cette façade n'est pas un miroir, c'est plutôt une sorte de mirage », poétise Adrien Pineau. Le bandeau vitré continu - 50 m de long sur 2 m de haut - permet aux opérateurs des laboratoires de profiter de la lumière et du paysage. L'ancienne façade a été laissée en l'état. Elle est connectée à l'extension via une rue intérieure coiffée d'une verrière. Une rue qui sert en outre de tampon acoustique, ce qui n'est pas anodin dans une usine.
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Informations techniques
Maîtrise d'ouvrage : L'Oréal, Fapagau, usine de Gauchy.
Maîtrise d'œuvre : Think Tank architecture (architecte). BET : Betem Ile-de-France (TCE, économiste), Oasiis (HQE).
Principales entreprises : Eiffage (VRD, gros œuvre, fondations, électricité, courants forts et faibles), Deligny (charpente métallique, serrurerie), Iso-Top (étanchéité, bardage).
Surfaces : 17 000 m² (existant), 590 m² (extension, phase 1). Coût : N. C.