On attribue à Antoine de Saint-Exupéry l'aphorisme « La perfection est atteinte, non pas lorsqu'il n'y a plus rien à ajouter, mais lorsqu'il n'y a plus rien à retirer ». L'idée d'écrire la loi « à l'os » semble avoir depuis longtemps quitté l'esprit des parlementaires. Le groupement de commandes paraît en faire les frais. Tour d'horizon des effets de la dite Engagement et proximité, un texte qui pourrait bien prendre les traits d'un « petit prince de la complication »…
Du groupement « chimiquement pur »…
Défini par l' (entré en vigueur le 1er avril 2019, antérieurement à la loi Engagement et proximité, et qui succède à l'article 8 de l'ex-Code des marchés publics), le régime contractuel du groupement de commandes se veut très ouvert. Le texte se borne ainsi à préciser que « des groupements de commandes peuvent être constitués entre des acheteurs afin de passer conjointement un ou plusieurs marchés » (1). Il offre des modalités de coopération librement établies. Le principe est simple, il s'agit de se regrouper, par exemple entre collectivités, pour passer et exécuter les marchés publics. Le but : réaliser des économies d'échelle et/ou assurer une meilleure visibilité des acheteurs.
Un dispositif contractuel simple. C'est sous ce régime que la commune de Bordeaux et sa métropole ont conclu en 2020 une convention de groupement pour « des opérations relatives à l'entretien, la sécurité et travaux d'adaptation de locaux dont la réhabilitation, restructuration, extension et constructions nouvelles ». La métropole nantaise et des communes de son ressort ont conclu en 2018 une convention comparable pour « la passation, la signature, puis la notification des contrats de fourniture et d'acheminement d'énergie et des services associés pour les besoins propres de ses membres ».
Le dispositif contractuel tient à chaque fois en une dizaine de pages, annexes comprises - sous réserve de l'adapter dans certains cas à la (2) en lui adossant une co-maîtrise d'ouvrage (3).
Diverses configurations. On le voit, le groupement est possible dans toutes les configurations, sans que la qualité des collectivités ne soit, a priori, un obstacle. En écho au montage pensé à Nantes, le Conseil d'Etat n'a rien trouvé à redire à propos d'un groupement de commandes constitué par de nombreuses collectivités et leur établissement public de coopération intercommunale (EPCI) de rattachement. En 2007, il était ainsi jugé que « la constitution d'un groupement de commandes a pour objet d'organiser une procédure de passation d'un marché global avec un cocontractant unique permettant la conclusion par chaque membre du groupement de son propre marché ; que dès lors que [ses] membres s'engagent à conclure un contrat avec le candidat retenu à la fin de la procédure de sélection et que ce candidat a présenté son offre compte tenu de la commande globalisée, la procédure de passation des marchés dans le cadre d'un tel groupement doit être regardée comme indivisible et achevée dès la signature du premier marché conclu par l'un des membres du groupement » (). Ici, le syndicat était coordonnateur du groupement de commandes constitué de 98 collectivités territoriales et EPCI d'Ile-de-France.
Le groupement est possible dans toutes les configurations, sans que la qualité des collectivités ne soit, a priori, un obstacle
Mais alors, pourquoi avoir réformé ce qui fonctionnait bien en épaississant le Code général des collectivités territoriales (CGCT) de dispositions propres au groupement des communes membres d'un même EPCI ?
… au groupement « variant »
« Dessine-moi un brouillon », pourrait-on songer à la lecture de l', ajouté par la loi Engagement et proximité. Le I du texte précise : « Lorsqu'un groupement de commandes est constitué entre des communes membres d'un même établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre ou entre ces communes et cet établissement public, les communes peuvent confier à titre gratuit à cet établissement public, par convention, si les statuts de l'établissement public le prévoient expressément, indépendamment des fonctions de coordonnateur du groupement de commandes et quelles que soient les compétences qui lui ont été transférées, la charge de mener tout ou partie de la procédure de passation ou de l'exécution d'un ou de plusieurs marchés publics au nom et pour le compte des membres du groupement. »
Un tel dispositif a pu être décrit comme « une sorte d'interprétation extensive du in house [4], considéré à l'échelle du territoire tout entier » (5). Mais si le thème sonnait juste, la variation paraît dissonante. L' est-il un texte particulier dérogeant à la règle générale visée à l' (CCP) ? Dans l'affirmative, quel est le sort des groupements de commandes déjà constitués entre EPCI et communes membres ? A ce sujet, le législateur est resté muet.
Le principe de spécialité en étendard. Datée du 22 octobre 2019, l'étude d'impact du projet de loi Engagement et proximité apporte quelques indices : « Le principe de spécialité qui régit les EPCI à fiscalité propre fait obstacle à ce que ceux-ci interviennent en dehors des compétences qui leur ont été transférées par leurs communes membres. Or, l'intervention d'un tel établissement pour le compte de ses communes membres, réunies en groupement de commandes constitué en application de l', en vue de la passation ou de l'exécution d'un ou plusieurs marchés publics, peut s'avérer utile même en dehors des compétences qui lui ont été transférées lorsque ces communes n'ont ni la taille critique, ni l'ingénierie nécessaire pour constituer un tel groupement. Au demeurant, des dispositions prévoient déjà la possibilité pour les EPCI à fiscalité propre d'intervenir au profit de leurs communes membres indépendamment des compétences que ces dernières leur ont transférées. Tel est le cas des articles et du CGCT qui permettent à ces établissements publics de constituer avec leurs communes membres des services communs ou de mettre à leur disposition des biens dont ils se sont dotés. »
Un critère surabondant. L'étonnement sera triple à la lecture de cet extrait. D'une part, l'étude d'impact fait surgir le principe de spécialité pour justifier le nouveau texte, alors qu'on l'a vu, le Conseil d'Etat a admis la constitution de groupements ainsi composés sans interférence avec ledit principe.
D'autre part, les auteurs du texte raisonnent comme si des groupements entre EPCI et communes membres ne pouvaient pas s'organiser dans le cadre de l', alors que la possibilité est admise, et même - comble ! - adoubée par le gouvernement en 2006 (6). Dans ce cadre, le recours au groupement de commandes organisé entre EPCI et communes membres n'est pas possible aux yeux des auteurs de l'étude, car un tel groupement « a nécessairement pour objet de répondre aux besoins de tout membre du groupement qui y participe, y compris lorsque ce membre agit en qualité de coordonnateur du groupement ». Toutefois, ce critère ne figure pas dans le CCP et n'est pas repris par le Conseil d'Etat : il paraît parfaitement surabondant et mobilisé pour justifier artificiellement le nouveau texte.
Créature sui generis. Enfin, ses auteurs ont préféré créer un groupement sui generis plutôt que de renforcer les dispositifs de coopération intercommunale existants - qu'ils identifient par ailleurs. Et s'il fallait malgré tout ajouter de la chair au texte, l'adjonction devant le premier alinéa de l' de la formule « Sans que n'y fasse obstacle le principe de spécialité » aurait simplifié les choses en maintenant, entre autres, l'unicité du corpus législatif relatif au groupement au sein du seul CCP.
Éparpillement textuel. En somme, plutôt que d'amender cet article, le législateur a donc opté pour l'éparpillement textuel, aux termes d'un étonnant dispositif autonome et dérogatoire. Au passage, on notera que le Conseil national d'évaluation des normes avait rendu un avis favorable et n'avait donc rien trouvé à redire…
Le groupement entre EPCI et communes membres : revue des remèdes
En conséquence, depuis le 29 décembre 2019, à la lumière des travaux parlementaires, seul le texte spécial visé au CGCT s'applique aux groupements de commandes passés entre EPCI et communes membres. Compte tenu de la position - discutable - du législateur, il y a en effet lieu de considérer que de tels groupements n'étaient pas envisageables avant l'entrée en vigueur du texte.
Aussi, afin d'éviter toute turbulence et d'offrir aux opérations de passation un peu de sécurité juridique au long cours, la mise en conformité pourra être pensée en deux temps.
Modifier les statuts. Dans un premier temps, il conviendrait nécessairement de modifier les statuts de l'EPCI à l'occasion d'un conseil communautaire à venir.
Insérée sous les compétences exercées facultativement, et plus particulièrement au titre du « développement économique », la clause pourrait être rédigée comme suit : « En application de l', former par convention des groupements de commandes composés de tout ou partie des communes membres, ce à titre gratuit. Les fonctions de coordonnateur du groupement de commandes pourront indifféremment être confiées à [nom de l'EPCI] ou à l'une des communes membres signataire de la convention. »
Conclure des avenants. Dans un second temps, et par prudence, il conviendrait de conclure autant d'avenants que de conventions de groupements antérieurement créés afin de ratifier l'entrée en vigueur des statuts amendés de l'EPCI. Ces avenants se voudront succincts et se limiteront à viser ces nouveaux statuts et l'objectif de mise en conformité.
Le législateur a opté pour l'éparpillement textuel, aux termes d'un étonnant dispositif autonome et dérogatoire.
Notons cependant que le risque contentieux à l'égard de marchés conclus sous l'égide d'un groupement irrégulier demeure très contenu. En effet, à supposer le juge saisi par un tiers évincé, le vice tiré de l'illégalité du groupement n'apparaît pas susceptible de léser le candidat déçu (, publié au recueil Lebon). De même, à supposer le juge saisi cette fois par un des cocontractants, les marchés consécutifs ne révéleraient pas un vice d'une particulière gravité, relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement (, Lebon).
Jouons avec l'aphorisme pour conclure : « L'imperfection est atteinte, non seulement parce qu'il a trop été ajouté, mais aussi parce qu'il est encore temps de retirer. »