Maîtriser l’aléa géotechnique : le rêve des maîtres d’ouvrage, le défi des géotechniciens… « La connaissance des sols n’intéresse pas uniquement le secteur du bâtiment et des travaux publics, constate Philippe Reiffsteck, chargé de recherche à la division ‘‘mécanique des sols et des roches et de la géologie de l’ingénieur’’ au Laboratoire central des ponts et chaussées (LCPC). Dans d’autres domaines, notamment le secteur pétrolier, les enjeux de la connaissance du sol sont tels que les acteurs n’hésitent pas à investir massivement pour développer de nouveaux outils, notamment informatiques. »
Dans les projets du BTP, force est de constater que les études géotechniques ne sont pas toujours reconnues à leur juste importance. Et c’est avec un certain fatalisme que les professionnels géotechniciens voient leurs budgets d’études se réduire comme peau de chagrin tandis qu’on ne lésine pas sur les dépenses d’expertise après sinistre.
Prévoir, mesurer,s’adapter. « Les lois de comportement des sols fins sont difficiles à appréhender et les modèles géotechniques ont plutôt tendance à être simplifiés du fait du manque de données d’entrée », constate Dominique Allagnat, directeur adjoint de la direction « géotechnique et matériaux » de Scetauroute (groupe Egis). Ce constat démontre l’importance de la conception du modèle géotechnique, ce modèle qui synthétise la représentation que se fait le géotechnicien des familles de matériaux géologiques et géotechniques, de leurs agencements géométriques et de leurs propriétés mécaniques. « D’expérience, nous savons que les désordres les plus importants sont souvent générés par des erreurs commises au niveau du modèle de référence », assure Philippe Reiffsteck. Un projet de recherche du LCPC baptisé « techniques de reconnaissance géotechnique et modélisation des sites et des ouvrages géotechniques » vise, entre autres, à mettre au point de nouvelles méthodes de mesures des caractéristiques des sols notamment en place (voir encadré page suivante), à établir des lois de rhéologie des sols plus fidèles et à développer de nouvelles méthodes d’aide à la conception de ces modèles. « Pour l’heure, nous dressons un inventaire des logiciels qui permettent de représenter en trois dimensions l’arrangement des couches d’un terrain et de voir dans quelle mesure ils pourraient être adaptés aux spécificités géotechniques », indique Philippe Reiffsteck.
L’utilisation de tels logiciels est déjà une réalité pour de très grands ouvrages. Le Centre de géosciences de l’Ecole des mines de Paris a travaillé avec Lyon Turin Ferroviaire et le BRGM (bureau de recherches géologiques et minières) à la modélisation en trois dimensions de la zone alpine comprise entre le massif de Belledonne et la Vanoise occidentale. L’objectif est de prévoir les lithologies et les structures susceptibles d’être rencontrées par le tracé du tunnel du Lyon-Turin, ouvrage ferroviaire de cinquante-quatre kilomètres de longueur.
Devant les insuffisances actuelles des modèles prévisionnels de comportement des sols, notamment dans les zones complexes comme les environnements urbains, une solution intéressante consiste à piloter l’exécution des travaux en fonction de mesures faites en continu sur le chantier : c’est la « méthode observationnelle ». « Appliquer la méthode observationnelle ne se limite pas à l’installation de capteurs pour suivre le chantier, précise Dominique Allagnat, expert de la méthode. Le terme ‘‘observationnelle’’ sous-entend d’ailleurs une certaine passivité du concepteur, c’est pourquoi je préfère parler de dimensionnement interactif d’un ouvrage. »
Plutôt réservée aux ouvrages complexes, la méthode observationnelle consiste à les adapter et à les optimiser en fonction des observations réalisées sur leur comportement pendant la construction. Par exemple, un nombre de lits de tirants pourra être adapté au comportement du terrain. « Par la méthode observationnelle, explique Dominique Allagnat, les études de conception amènent à réaliser le dimensionnement le plus probable en appliquant de faibles coefficients de sécurité et en déterminant le champ de variations possibles des paramètres et leur influence sur le comportement l’ouvrage. »
Ce qu’illustre Olivier Pal, directeur du bureau d’études géotechniques d’Eiffage Travaux publics : « Pour les études d’exécution des terrassements de la tête nord du tunnel du Perthus sur la LGV Perpignan-Figueras, nous avons établi un modèle de comportement probable encadré par deux modèles limites après avoir identifié les paramètres impactant le comportement des ouvrages de confortement. Un des points importants dans cette approche est la prise en compte du facteur temps, l’évaluation du comportement du sol à court et long terme. »
L’écueil de l’aspectcontractuel. Si elle permet une meilleure maîtrise des risques et des coûts, la méthode observationnelle se heurte souvent à l’aspect contractuel. Pour un maître d’ouvrage, il est plus aisé de s’en tenir à une commande à prix et délais fermes plutôt que de s’orienter vers une solution complexe tenant compte des aléas et dont l’aspect final n’est pas connu. « Pour l’heure, la méthode observationnelle, qui est un outil puissant et pragmatique pour le dimensionnement des ouvrages complexes, est encore mal appréhendée ou employée à mauvais escient », regrette Olivier Pal.
Un constat confirmé par une étude récente réalisée dans le cadre d’un travail de thèse. Elle montre que la méthode observationnelle n’est souvent que superficiellement mise en œuvre du fait d’un dossier d’études incomplet, de la lourdeur du circuit décisionnel entre les intervenants ou de l’absence d’instrumentations cohérentes. Par expérience, Olivier Pal estime que « l’instrumentation doit être cohérente avec le contexte géotechnique et hydrogéologique, en adéquation avec l’ensemble des études préalables. Il ne faut pas se limiter à la mesure de déformations mais prendre aussi en compte les efforts en recourant, par exemple à des ancrages instrumentés, des boulons extensométriques ».
« Cette méthode ne s’improvise pas, conclut Dominique Allagnat. C’est une démarche intellectuelle exigeante qui nécessite davantage de réflexions et d’expertise. Avec l’objectif d’obtenir le meilleur ouvrage. »




