Pour reconstruire le marché couvert de Saint-Dizier (Haute-Marne), inauguré la semaine dernière, concepteurs et entreprises ont dû marcher sur des œufs. Durant les études, le sous-sol de cet édifice d'environ 30 m sur 50 s'est révélé semé d'embûches, avec des caves voûtées classées, habitées par des chauves-souris protégées, et un cours d'eau canalisé, l'Ornelle. Sans oublier en surface la dalle de plancher existante, inutilisable mais intouchable. « Tous ces éléments ont changé la donne et nous avons dû, à grand regret, remplacer le bois de la charpente par de l'acier », souligne Christophe Aubertin, architecte associé à Aurélie Husson au sein du collectif Studiolada, lauréat du concours de maîtrise d'œuvre en janvier 2019.
Changement de statut de la charpente. « Ce virage à 180° s'explique par un changement de statut de la charpente, passé de celui de toit à celui de pont », argumente l'architecte et ingénieur Jean-Marc Weill, fondateur du bureau d'études C & E Ingénierie. Les poteaux centraux ne supportent pas ce qui se situe au-dessus, mais suspendent ce qui se trouve en dessous, c'est-à-dire le nouveau plancher. Celui-ci peut peser jusqu'à 1 t/m² en additionnant les matériaux de construction et la charge d'exploitation. L'ensemble est maintenu par des poutres métalliques qui s'appuient sur des poteaux périphériques, reposant sur une quarantaine de pieux en béton enfouis sur 15 m de profondeur.
La technicité de ce bâtiment-pont a nécessité 1 600 heures d'études selon les calculs effectués par l'ingénieur, qui a sollicité le regard de confrères tels que Victor Davidovici et Henry Bardsley pour conforter ses hypothèses de travail. Car à la charpente d'acier et au plancher suspendu se sont ajoutées quatre façades autoporteuses en pierre massive, rythmées par une succession d'arcs de petite, moyenne et grande envergures. Les deux plus imposants, qui marquent les entrées est et ouest des nouvelles halles, ont une portée de 24 m. Leur poussée sur chacune des culées en béton armé est de 140 tonnes. « Un déplacement horizontal supérieur à 5 mm des pieux pouvait générer une fissuration de ces arcs surbaissés, signale Jean-Marc Weill. Pour éviter ce risque, j'ai préconisé une précontrainte par post-tension des longrines, qui jouent le rôle de tirants dans le sol. » L'opération a été réalisée par l'entreprise Freyssinet. Quant aux 14 autres arcs, ils sont renforcés par des longrines classiques.
Bois des Vosges et pierre d'Euville. A l'intérieur du marché, les gourmands d'architecture se régalent sous la nappe plissée en bois qui couvre les allées et les étals. D'autant qu'ici, pas de gâchis ! Les tasseaux en épicéa - d'une section de 8 x 8 cm pour une longueur maximale de 8 m - sont issus de forêts vosgiennes attaquées par les scolytes, des insectes ravageurs. « La surface peut être tachée de noir ou de bleu, observe Christophe Aubertin. Toutefois, nous préférons utiliser cette matière, avec ses imperfections esthétiques, plutôt que de la gâcher bêtement en la brûlant. » L'architecte nancéen établit un parallèle entre la construction et la gastronomie qui, toutes les deux, doivent valoriser au maximum les produits locaux en filière courte. En l'espèce, le bois des Vosges et la pierre d'Euville, extraite dans le département voisin de la Meuse.
A l'échelle locale, les halles symbolisent une politique de redynamisation du centre-ville. « Certains disent qu'un tel équipement va changer radicalement l'image de Saint-Dizier, et j'en suis également convaincu, remarque Quentin Brière, son maire depuis 2020. Cependant, l'enjeu n'était pas tant de réussir le bâtiment que de trouver les commerçants pour l'animer. Ici, nous ne sommes plus dans un marché classique où l'on vient simplement faire ses courses alimentaires, mais dans un lieu de vie - ouvert quatre jours sur sept au lieu d'un auparavant -où l'on peut se restaurer en profitant des auvents et terrasses extérieures. Cet édifice représente notre nouveau patrimoine, ainsi qu'une locomotive pour le futur centre-ville que nous sommes en train de dessiner. » En effet, des terrains restent à aménager sur l'autre rive de l'Ornelle.
« Elégante rusticité ». Christophe Aubertin confie s'être lancé dans cette aventure notamment pour la convivialité liée à ce type de programme, qu'il qualifie de « véritable espace public pour tous ». Concepteur de plusieurs halles (non destinées à un usage de marché), l'architecte poursuit ici sa réflexion sur « l'élégante rusticité ». « Le rustique peut avoir une connotation péjorative, mais pas pour moi, affirme-t-il. Cela signifie quelque chose de traditionnel, solide, éprouvé, réalisé avec des matériaux du cru, des techniques simples, et donc qualitatif. En territoire rural, on n'est pas obligé de tomber dans le pastiche régionaliste. On a le droit de faire des réinterprétations formelles pour offrir aux habitants de la beauté et de la dignité. »