Au cœur des Alpes, rien ne semble troubler l'avancée du tunnelier Federica. Et pourtant, la liaison ferroviaire Lyon-Turin n'a jamais été aussi menacée. Le 1er février, alors que la ministre des Transports Elisabeth Borne mesurait sur place l'ampleur du travail effectué, Federica avait creusé plus de 6 500 des 8 700 mètres de la galerie de reconnaissance de Saint-Martin-la-Porte, dans le tube sud du futur tunnel transfrontalier. D'ici à fin juin, elle devrait avoir terminé cette besogne.
Et après ? Telt, le maître d'ouvrage du projet, est dans le flou. Mais pour son directeur général Mario Virano, une chose est sûre : « 2019 sera une année clé. » En effet, l'avenir du tunnel de 57,5 km, pour lequel environ 1,4 Md €, sur 8,6 Mds € (coût certifié), a déjà été dépensé, est suspendu à la décision d'une coalition gouvernementale italienne aux avis totalement divergents (lire p. 15) . Souhaitant mettre un terme au Lyon-Turin, le Mouvement 5 étoiles a obtenu de procéder à une nouvelle étude coûts- bénéfices, qui s'ajoute aux sept analyses socio- économiques déjà réalisées. Les conclusions de ce rapport ont été rendues publiques le 12 février. Selon les experts, dont plusieurs sont connus pour être opposés au projet, la construction de la ligne ferroviaire coûterait encore plus de 8 Mds € à l'Italie, investissements et gestion compris… pour des bénéfices inférieurs à 900 M€.
Risque de retards. Pour parvenir à ces résultats, les auteurs du rapport prennent en compte la perte, dans le budget italien, des taxes sur l'essence et des recettes des péages, le tunnel devant favoriser le report modal et faire passer des camions sur des trains, plutôt que par la route. Le verdict est donc sans appel : il faut stopper le chantier. L'Italie promet de prendre une décision avant les élections européennes de mai. Trop tard pour la France, qui presse son voisin et n'envisage pas un abandon. « Notre position est claire : nous sommes engagés par un traité international, le projet doit aller à son terme », a déclaré Elisabeth Borne.
« Le projet doit aller à son terme. » Elisabeth Borne, ministre des Transports
En attendant, Telt avance à tout petits pas. Les marchés de maîtrise d'œuvre côté français ont été attribués il y a un an (les offres sont en cours d'analyse pour la partie italienne). L'une de leurs missions : préparer les trois consultations pour le creusement du tunnel en France, représentant environ 2 Mds € de travaux. Elles auraient dû être lancées avant le 30 novembre 2018, mais à la demande des deux exécutifs, « nous avons accepté de tout stopper jusqu'en décembre dans un premier temps, pour ne pas perturber le déroulé de l'analyse italienne », explique Hubert du Mesnil, président de Telt. « Nous avons aussi signalé que si nous ne les lancions pas fin janvier ou début février, le retard serait important », insiste Mario Virano. Jouant la prudence dans un contexte potentiellement explosif, il attend un signe des actionnaires publics pour publier les appels d'offres.
Problème : Telt avait prévu d'engager 1,9 Md € pour des travaux définitifs d'ici à fin 2019, ce qui permettait de débloquer les fonds européens associés (autour de 820 M€). La société avait déjà obtenu un report, jusqu'en mars 2021. « Mais avec ces événements, nous ne sommes même plus sûrs de pouvoir engager ce 1,9 Md € d'ici à 2021 », prévient le directeur général, craignant de mettre en péril l'attribution de l'enveloppe européenne. En dehors du creusement, certains travaux définitifs débuteront tout de même prochainement. Une tranchée couverte à l'entrée du tunnel sera réalisée par un groupement mené par Bouygues Travaux publics Régions France. Les emprises seront mises à disposition fin février. D'autres marchés de travaux préparatoires deviendront rapidement concrets.
Les atouts des PME savoyardes. De quoi abreuver le BTP en Savoie, dont les deux fédérations départementales - la Fédération BTP Savoie (affiliée à la FFB) et la Fédération du BTP Savoie - multiplient les actions afin de s'assurer de retombées pour leurs adhérents. Le président de la Fédération BTP Savoie, Patrick Richiero, est particulièrement vigilant sur le fait que « les PME savoyardes bénéficient des appels d'offres » émis au fil du chantier. La stratégie est d'ailleurs ancienne. « Depuis quinze ans, le monde du BTP savoyard travaille aux côtés de l'opérateur franco-italien et de la mission grand chantier », rappelle René Chevalier, président de la seconde organisation, la Fédération du BTP Savoie. Plus de 300 M€ auraient ainsi déjà été attribués aux entreprises locales, seules ou en groupements, cotraitance ou sous-traitance, sans compter les effets dans les domaines de la restauration et de l'hébergement.
Dans un département rodé aux grands travaux - construction des stations de sports d'hiver, Jeux olympiques d'Albertville en 1992, tunnel routier du Fréjus, autoroute de la vallée de la Maurienne -, le BTP savoyard ne manque pas d'atouts. La présence sur place des majors et l'habitude ancienne du réseau de sous-traitance laissent supposer une réponse adaptée. La seule réserve porte sur les effectifs. « Pour l'instant, trois quarts des travailleurs du chantier sont rhônalpins, dont la moitié issue de la Maurienne », constate René Chevalier. Difficile de faire plus ; or, la construction du Lyon-Turin mobilisera à terme entre 2 500 et 3 000 personnes. Gare à la surenchère salariale ou au transfert de main-d'œuvre qui risqueraient de mettre en péril les autres chantiers locaux, alertent donc les fédérations.
En réaction, les efforts ciblent, d'une part, la formation, à travers des démarches à destination du tissu scolaire pour préparer de nouvelles générations de salariés et, d'autre part, la reconversion de demandeurs d'emploi de plus de 50 ans, ou de moins de 26 ans sortis du système scolaire, qui seront assurés d'accéder à dix années de contrat. L'enjeu est fondamental dans un département qui totalise 12 000 permanents sur 15 000 salariés du BTP en saison.
Sept ans pour clore le chantier. Si le projet se poursuit, Telt entrera rapidement dans une nouvelle phase, pour gérer une dizaine de chantiers simultanément. Et même si l'Italie décidait de tout stopper, les travaux ne s'arrêteraient pas du jour au lendemain. Selon le maître d'ouvrage, sa fermeture et les travaux de sécurisation des ouvrages en cours dureraient sept ans. Cette hypothétique décision unilatérale pourrait coûter à nos voisins autant, voire plus, que la construction du tunnel lui-même : entre 2,8 et 4,1 Mds €, alors que la contribution de l'Italie (35 % du montant total) doit s'élever à 2,9 Mds €…
