« Ce n’est surtout pas à l’hydrologue de dire comment habiter la vallée. D’abord il faut savoir ce que l’on veut, et ensuite dire comment ça fonctionne. L’hydraulique vient après la vision collective ».
Ecole de solidarité
Paola Vigano approche du terme de son récit sur un paradoxe : « Dessinons le territoire avec l’eau », invitait le titre de la dernière édition des 5 à 7 du club Ville & Aménagement, le 24 avril à La Défense. Mais pour l’architecte et urbaniste italienne, lauréate de l’édition 2013 du Grand prix de l’urbanisme, le dessin ne commence qu’après un long travail d’analyse prospective et rétrospective.
Tout commence par les photos prises au lendemain de la catastrophe du 21 juillet 2021 dans le bassin versant de la Vesdre qui s’étend à l’est de Liège, en direction de l’Allemagne : des naufragés souriants affichent leur détermination à reprendre le fil de leur vie dans le territoire de 130 000 habitants, alors que la rivière s’est brusquement étendue sur la totalité de son lit majeur, balayant de nombreuses habitations au passage.
Sécurité trompeuse
Aux côtés de ces victimes wallonnes, un flamand investit son temps pour contribuer à répondre aux urgences, dans les semaines qui suivent l’inondation. « J’espère que des wallons nous aideraient, si un tel événement se produisait en Flandres », dit-il. Le fil conducteur du récit se déroule à partir de cette anecdote : « Tout repose sur la solidarité », déclare Paola Vigano, mandataire de l’équipe pluridisciplinaire désignée par la région wallonne, assistée par l’Université de Liège, pour définir une stratégie de résilience.
Ses premiers constats donnent la mesure du décalage entre le sentiment de sécurité produit par les aménagements hydrauliques et le réveil d’une rationalité naturelle, plus puissante que celle des ingénieurs : « Les gens désignaient la rivière comme un animal domestique. Ils avaient oublié sa violence torrentielle ». L’amnésie collective révèle un symptôme : « La richesse produit du risque », diagnostique l’architecte urbaniste. D’où une recommandation clé : « Savoir écouter la rivière ».
Topographie sociale
Une plongée dans l’histoire facilite l’exercice. Elle ramène à Victor Hugo, qui a identifié autour de la Vesdre « la plus ravissante vallée au monde ». Puis à l’épopée industrielle qui laisse aujourd’hui des friches grandioses, mais dangereuses quand elles se transforment en barrières hydrauliques.

La Vesdre dessine "la plus ravissante vallée au monde", selon Victor Hugo
Alors que les principales victimes de la catastrophe demeurent au fond de la vallée et se recrutent parmi les couches sociales défavorisées, les facteurs de risque se répartissent jusqu’en haut du bassin versant. L’équipe de Paola Vigano pointe la disparition des éponges qui ralentissaient les écoulements. Pour redessiner le territoire avec l'eau, il faudra remettre en cause l'agriculture intensive et les forêts de résineux qui ont anéanti le bocage et les tourbières.
Chaînons manquants
A partir d’un tel diagnostic, comment passer à l’acte ? Tout en se réjouissant de l’écoute de la société civile et de la clairvoyance du commanditaire de l’étude, Paola Vigano cale encore. « Il manque une échelle intermédiaire, entre la vallée et les opérations ». L’architecte urbaniste cherche à identifier six ou sept entités territoriales fonctionnelles, reliant le fond de la vallée au plateau, pour y organiser localement la solidarité territoriale. Ces instances à inventer, elle les appelle les « constellations ».
Son regard d’urbaniste cherche aussi l’échelle européenne : la vallée de la Vesdre se raccrocherait à une chaîne de parcs transfrontaliers, sur les territoires autrefois soudés par les industries du charbon et de l’acier. L’adhésion aux projets locaux et à la vision globale reposerait sur une nouvelle culture du bâti, capable de tracer le lien entre les objets architecturaux et l’activité économique.
Canard sans tête
Mais le rythme des réflexions de l’équipe pluridisciplinaire ne correspond pas au tempo de la machine à construire qui continue à fonctionner comme un canard sans tête : la banque européenne d’investissement finance 240 M€ pour restaurer les berges, sans s’intéresser aux espaces alentour. Les droits acquis continuent à encadrer la planification territoriale…
De Venise au Grand Paris, Paola Vigano a souvent buté sur l’écueil du passage à l’opérationnel, dans son ambition de « dessiner le territoire avec l’eau ». Rien d’étonnant, aux yeux du paysagiste Jacques Coulon : « La clé se trouve dans l’agriculture, mais les grands groupes agro-alimentaires bloquent toute remise en cause », a-t-il dénoncé lors du débat qui a suivi la conférence. Une manière de confirmer que la solution ne vient pas de l’hydraulique.

Pour passer de la vision globale aux opérations qui mettent en oeuvre la solidarité entre le plateau et le fond de la vallée, Paola Vigano recommande la création d'entités territoriales intermédiaires, baptisées "constellations".
Mur démocratique
« Il faut bien partir de quelque part », répond Ariella Masboungi. Conceptrice et modératrice du débat, elle identifie l’effet révélateur caché derrière le thème du dernier 5 à 7 : « L’eau relie l'écologie et l'économie », affirme l’urbaniste, en s’appuyant sur le dernier rapport annuel de la cour des Comptes, centré sur l’adaptation au changement climatique.
Copilote du groupe de travail constitué sur ce même sujet au club Ville & aménagement, Romain Champy confirme : « Encore au pied d’un mur de compétences et de connaissances, nous avons du mal à traduire nos réflexions en projets. Passer du social à l’hydrologique, ce n’est pas donné », reconnaît-il. Les constellations démocratiques rêvées par Paola Vigano restent à découvrir.