Dominique Perrault : "j'ai eu une carrière à l'envers"

Après avoir rendu hommage à Christian de Portzamparc, Renzo Piano, Jean Nouvel, Thom Mayne et Richard Rogers, le Centre Pompidou, à Paris, consacre, pour la première fois en France, une rétrospective à Dominique Perrault du 11 juin au 22 septembre. Une exposition d'envergure qui coïncide avec un retour en force de l'architecte en France. Interview.

Vous figurez parmi les quelques grands architectes français reconnus internationalement. Pourtant, vous avez assez peu construit en France. Comment expliquez-vous cela ?

Simplement en revenant sur mon parcours professionnel. Cela fait 30 ans que j'exerce - d'ailleurs l'exposition de Beaubourg ouvre quasiment pour l'anniversaire de ma soutenance de diplôme, en juin 1978 – et mon parcours professionnel est assez identifié avec trois grandes périodes d'environ 10 ans chacune. Il y a d'abord le temps de l'apprentissage. Jeune diplômé, je travaille comme conseil dans un CAUE, à l'Apur et je fais même le nègre de luxe pour René Dottelonde. Mais je suis un peu un électron libre et curieusement je n'ai pas de maître au sens classique en architecture. J'arrive donc dans le milieu professionnel avec une expérience réelle. Je participe à beaucoup de concours et c'est là que débute ma période "commandes publiques".

Car, c'est une époque bénie pour ma génération puisque les concours publics s'ouvrent. Je commence alors à avoir un succès dans la catégorie Art et essais. Ce succès me permet de me lancer et, très vite, je gagne le concours de Marne la Vallée, une école d'ingénieur sur près de 40 000 m2. Je n'avais pas 30 ans et j'avoue qu'il m'a été plus difficile de mener à bien ce projet que la Bibliothèque Nationale de France.

A l'époque je suis exclusivement Français. Le passage à l'international se fait, avant même que j'ai terminé la bibliothèque, lorsque je gagne le projet du vélodrome et la piscine olympique à Berlin, en 1992.

Je crée une agence à Berlin. Je m'éloigne de la France pour deux raisons. Tout d'abord, je n'ai pas la capacité de participer aux concours en termes de disponibilité de temps et d'esprit. Mais aussi parce que, pour beaucoup, avec la bibliothèque "j'ai été servi" ! Place aux autres donc.

C'est ainsi que, durant une dizaine d'année, je gagne des projets importants, mais uniquement à l'étranger. Pendant presque cinq ans, nous ne faisons que des études sans livrer un bâtiment ! C'est une situation psychologiquement difficile pour un architecte. Par ailleurs, comment rester visible sur la scène internationale sans livrer de bâtiment ? L'équation n'est pas si évidente que ça. Mais ça s'est pas mal passé et aujourd'hui, nous avons une trentaine de bâtiments, de toutes dimensions, qui vont être achevés d'être construit dans les 3/4 ans qui viennent. Tous sont le fruit des études des cinq dernières années.

Enfin, depuis deux ans, j'ai retrouvé des commandes en France et particulier des commandes publiques. Si je résume, jusqu'à la bibliothèque, j'étais un architecte franco-français. La bibliothèque me propulse sur la scène internationale et aujourd'hui les choses ont tendances à se normaliser. Il a fallu laisser du temps pour que l'impact de la bibliothèque prenne sa juste place.

En fait, j'ai eu une carrière à l'envers. Un architecte réalise un projet comme la Bibliothèque aux alentours de 60 ans, pas à 36 ans ! Mais bon, on ne refait pas son histoire. On assume et c'est volontiers que je le fais.

Depuis deux ans, vous êtes donc de retour en France. Pouvez-vous nous dresser un panorama de vos projets en cours ?

Nous avons gagné quelques concours comme le palais des sports de Rouen, l'hôtel d'agglomération à Perpignan, un ensemble de logements mixtes et un immeuble de bureaux à Lille, un autre immeuble de bureaux sur le Trapèze de Boulogne-Billancourt. Nous avons également gagné récemment un projet d'hôtel à Paris pour Vinci immobilier. C'est un double évènement pour moi : c'est la première fois depuis la Bibliothèque que je vais construire dans Paris et, avant de travailler avec Vinci immobilier, je n'avais jamais eu de commande privée en France. Ici, j'étais une sorte d'architecte d'Etat, formé à l'école d'Etat, pour des projets publics, etc.

Ce qui se passe en ce moment est tout à fait nouveau pour moi… et très important. Dans l'agence, il y a de nouveau des architectes français. Ce n'était pas le cas ces dix dernières années et 90% de mon équipe était européenne et internationale. Je trouvais ça complètement déséquilibré comme situation. Etre là physiquement à Paris et travailler toujours ailleurs ! Ca me troublait beaucoup. Ce retour en France me fait un bien fou. C'est important car c'est mon pays. C'est là que sont mes racines.

Justement, quel regard portez-vous sur l'architecture de notre pays ?

L'architecture française est une architecture orpheline au sens de la création. Il y a évidemment de nombreux talents en France, mais il n'y a plus de médias qui supportent cette architecture. Les revues sont agonisantes pour certaines et inexistantes pour d'autres en termes critiques et au plan international.

Au niveau politique, pris au sens général de la participation à la fabrication de la cité, je constate une espèce de frilosité. Cela se traduit au niveau des concours avec une sorte d'exclusivité française qui n'existait pas au moment des grands travaux.

Sans pour autant ouvrir toutes les short-list aux étrangers, on manque singulièrement de curiosité, d'appétit.

C'est un peu le même constat pour l'ingénierie. Il faut avoir des partenaires techniques pour nous aider à affronter des concurrents internationaux qui sont très forts. Or, les bureaux d'études français sont très français et nous n'avons pas de grands bureaux d'ingénierie et d'architecture comme on peut en trouver en Allemagne, en Grande-Bretagne ou en Espagne.

Pour aller à étranger, il faut le soutien des médias, de l'ingénierie et une dimension politique forte. Si nous n'avons pas ces trois composantes, ça ne marche pas !

Vous vous définissez comme un "architecte de projet". Qu'entendez-vous par là ?

En France, la notion d'architecture est réduite à un territoire assez académique. L'architecte reste dans la question du style, de la forme. Nous sommes dans une fin de règne des Beaux-arts. C'est l'un de nos gros handicaps à l'étranger car nous sommes dans une culture esthétisante, très conceptuelle, et pas dans une culture de la réalisation du concept.

L'architecture ne s'arrête pas à la production d'une idée. Pourtant, en France, nous sommes dans une posture très "Beaux-arts" avec la présentation de l'idée comme une fin en soi. Ça ne marche plus autour du monde ! Nos confrères étrangers sont dans une argumentation de l'efficacité. Ils ont bien évidemment des idées, mais lorsqu'ils les présentent, ils donnent à sentir la réalité de ce que va pouvoir être l'idée.

Voilà pourquoi j'utilise parfois l'expression "architecte de projet". J'applique ce raisonnement à mon agence. C'est un laboratoire de recherche, mais dans ce labo, il n'y a pas que du concept, du design… Il y a aussi de la technique. Nos sommes organisés de façon à ce qu'il y ait une interface permanente, active entre la commande architecturale et la commande de l'ingénierie. Dans l'agence, je veux avoir autant d'imagination technique que d'imagination plastique.

L'exposition que vous consacre le Centre Pompidou va revenir sur les quelque 200 projets étudiés ou réalisés à travers le monde qui constituent votre œuvre. Mais quels sont vos bâtiments "manifestes" ?

Il y a pour moi des bâtiments déclencheurs. L'hôtel industriel Berlier à Paris (NDLR : Equerre d'argent 1990) est un bâtiment manifeste en termes de ce que peut être un mur en architecture. Il redéfinit la notion de séparation entre ce qui est "autour" et ce qui est "dedans".

L'autre bâtiment manifeste est le vélodrome et la piscine olympique de Berlin. La bibliothèque n'est pas un bâtiment manifeste car il est plus complexe, plus hybride avec une partie en dessous et une partie en dessous. Mais la bibliothèque est porteuse de la radicalité de Berlin où l'ensemble est complètement incrusté dans le sol.

Pour moi, Berlier et Berlin sont deux projets clés.

Je considère aussi comme étant manifeste un autre projet, même s'il n'a pas vu le jour. C'est celui imaginé pour la fondation Pinault. Dans ce projet, le tissu métallique est pris comme un matériau d'architecture qui transfigure les volumes architecturaux. C'est le premier projet qui donne au tissu métallique un statut de matériau, comme le béton, le métal ou le verre.

Nous avons une relation très binaire avec les murs. Ils nous protègent, mais ils nous isolent du monde. La maille en revanche, nous offre un autre type de relation avec l'environnement, en introduisant de la douceur, une sorte d'entre-deux. D'ailleurs, ces tissus, manifestes de ma conception de l'espace, rythmeront la scénographie de l'exposition.

Propos recueillis par Jean-Philippe Defawe

En images

Voir un portfolio de ses architectures

Voir la vidéo de l'usine Aplix à Le Cellier-sur-Loire

Voir la vidéo de la médiathèque Lucie-Aubrac à Vénissieux

Voir la vidéo de l'université féminine d'Ewha à Séoul

Voir la vidéo de la tour Hôtel Habitat Sky à Barcelone

Voir la vidéo de la Cour de justice à Luxembourg

Une réaction, une suggestion... Ecrivez-nous !

Newsletter Week-End
Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.
Les services Le Moniteur
La solution en ligne pour bien construire !
L'expertise juridique des Éditions du Moniteur
Trouvez des fournisseurs du BTP !