Le patrimoine des ouvrages d’art en maçonnerie est considérable. « 60 % des ponts du réseau routier, soit 160 000 ouvrages, en font partie. Côté ferroviaire, ce ne sont pas moins de 18 000 ponts et 1500 tunnels du réseau SNCF, mais aussi 200 km de tunnels du réseau RATP qui sont concernés », pose Gérard Viossanges, ancien chef de service en charge de la gestion de patrimoine d’ouvrage d’art.
Le spécialiste alerte : « bien que robuste, ces structures anciennes vieillissent ! ». Leur préservation devient donc aujourd'hui un enjeu majeur, tant en termes de sécurité que d’optimisation des ressources environnementales et financières. Malheureusement, l'expertise en la matière s'est perdue depuis longtemps. En effet, la maçonnerie est une technique qui a été supplantée par la construction en béton dès les années 30. Résultat : les écoles d'ingénierie ont cessé de l'enseigner.
C’est pour ressusciter ce savoir qu’est né le projet de recherche national Dolmen. « Il vise à progresser dans la compréhension du comportement des constructions de génie civil (ponts, soutènements, quais, digues, barrages, tunnels, canaux, conduites, etc.) en pierre et brique pour assurer leur maintenance et à rétablir la maçonnerie dans le catalogue des techniques de construction contemporaines », explique Anne-Sophie Colas, ingénieure-chercheure à l’université Gustave Eiffel et directrice opérationnel du projet national (PN).
Mandaté par le ministère de la Transition écologique, administré par l'Institut pour la recherche appliquée et l'expérimentation en génie civil (Irex), le projet a été lancé en juillet 2021 pour une durée de 4 ans, avec un budget de 2,1 millions d’euros. Son consortium rassemble à ce jour 47 partenaires, dont une majorité de bureau d’études qui souhaitent apporter leur pierre à l’édifice.
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Sélectionner des ouvrages de référence
Le projet Dolmen a pour ambition de proposer des outils adaptés et efficaces pour améliorer l’évaluation et la maintenance du patrimoine existant. Pour ce faire, les acteurs de la recherche travaillent actuellement à l’identification des ouvrages de référence qui pourraient servir de cas d’étude.
« Les besoins des maîtres d’ouvrages peuvent être très différents selon la typologie des structures », détaille Jean-François Douroux, responsable du Contrôle du Patrimoine pour la RATP et directeur technique du PN. Il précise : « une simple réévaluation des capacités portantes sera suffisante sur de petites opérations alors que d’autres, d’envergure, nécessiteront de réinterroger le comportement de l’ouvrage, à l’instar de la ligne 1 du métro parisien dont la stabilité doit être assurée alors que l’on construit la gare Eole à côté ».
Calibrer les données d’entrées pour les calculs structurels
En parallèle, les chercheurs collectent les méthodes de calcul couramment utilisées afin de proposer une approche commune (voir encadré). Ce travail implique de mieux calibrer les données d’entrée à renseigner dans les calculs.
Celles du matériau d’abord, qui peut avoir de multiples combinaisons suivant qu'il s'agit de calcaire, de gré, d’un liant à la chaux aérienne ou hydraulique, de la géométrie de l'élément. Celles de son comportement mécanique ensuite : « La maçonnerie étant un empilement de pierre qui travaille les unes contre les autres, elle accepte des mouvements relatifs et des déformations sans fragiliser sa stabilité, une force qui complexifie les approches de calcul structurels », explique Denis Garnier, chercheur et enseignant à l’Ecole national des Ponts et Chaussés et directeur scientifique du PN.
Enfin, les données du chargement de l’ouvrage devront être indiquées avec finesse. Par exemple, « la mise en œuvre des charges qui s’exercent dessus comme une chaussée bitumée et ses possibles modifications dans le temps, bien que pas toujours référencée, devront être pris en compte », explique Anne-Sophie Colas. De la même manière, « les charges climatiques, neige, vent mais aussi phénomène hydraulique exceptionnel jouent un rôle crucial dans le dimensionnement des structures », poursuit-elle.

Valoriser les atouts environnementaux
Le programme de recherche vise aussi à démontrer l’intérêt écologique, économique et social de la construction en maçonnerie dans un contexte d’économie circulaire. « Peu de données existent alors que la maçonnerie a des atouts à faire valoir en tant que matériau géosourcé disponible localement valorisant l’emploi. En ce sens, les chercheurs ont entamé une première phase de collecte de données environnementales auprès des producteurs et artisans », indique la chercheuse. Leur objectif est de contribuer audéveloppement d’un indicateur de réemploi/recyclage et de réaliser des ACV sur les ouvrages de référence.

Transversalement, les participants vont établir dès 2022 un cahier des charges d’un logiciel métier et d’un guide, autant d’outils qui seront adaptés au calcul des ouvrages en maçonnerie dans le but de transférer les résultats de la recherche à l’ensemble de la profession.
Rassembler les connaissances au service d’une méthode commune
Les acteurs du projet de recherche national Dolmen devront remettre en œuvre la chaine de connaissance qui a été rompue.
A commencer par les théories d’ingénieurs de renom du 19e siècle, comme Edouard Méry ou Paul Séjourné : « fondamentales, elles permettent d’évaluer la stabilité d’une voûte maçonnée », précise Gérard Viossanges, chef de service en charge de gestion de patrimoine d’ouvrage d’art et président du projet national. Mais elle reste trop empirique.
En 1982, le Service d'études sur les transports, les routes et leurs aménagements (Sétra, actuel Direction infrastructures de transports et matériaux du Cerema) posait les bases de toute la donnée moderne de la construction des ponts en maçonnerie, en produisant un document technique de référence « Les ponts en maçonnerie » et un logiciel de calcul qui s’appelait Voûtes. « S’il est le seul outil de référence validé, il ne répond pas à tous les besoins et utilise encore le système d’exploitation Dos, obsolète » détaille-t-il.
Quant aux logiciels contemporains développés par les bureaux d’études, ils restent multiples, complexes et parfois même inadaptés par manque de connaissance. L’ensemble de ces connaissances seront collectées et analysées pour servir une méthode commune de calcul des structures en maçonnerie.