Saisi de la légalité d'un contrat de bail en l'état futur d'achèvement (Befa) conclu par une personne publique au regard du droit de la commande publique, le Conseil d'Etat vient d'apporter de nouvelles précisions quant aux conditions de requalification des contrats à objet immobilier en contrats de la commande publique et, plus particulièrement, en marchés de travaux (CE, 3 avril 2024, « SCI Victor Hugo 21 », n° 472476, publié au Recueil, conclusions Nicolas Labrune).
Cette décision confirme la possibilité pour les acheteurs soumis au Code de la commande publique (CCP) d'utiliser la technique du Befa, mais dans un cadre très contraignant.
Une solution de principe établie
Les marchés ayant pour objet des « services d'acquisition ou de location, quelles qu'en soient les modalités financières, de terrains, de bâtiments existants ou d'autres biens immeubles » peuvent être conclus par les acheteurs soumis au CCP sans mise en concurrence préalable ().
Il s'agit là, pour les acheteurs comme pour tout opérateur économique, de saisir une opportunité ; si bien qu'une mise en concurrence n'aurait pas de sens. Sur ce fondement, le Befa, qui a pour objet la location d'un ouvrage à construire ou à réhabiliter, pourrait être conclu sans mise en concurrence préalable.
Ce principe d'absence de mise en concurrence cède néanmoins lorsque le Befa s'apparente à un marché de travaux, lequel se définit comme un contrat, conclu par un acheteur soumis au CCP, ayant notamment pour objet de réaliser, ou réaliser et concevoir, par quelque moyen que ce soit, un ouvrage répondant aux exigences fixées par l'acheteur qui exerce une influence déterminante sur sa nature ou sa conception (1). Dans ce cas, la qualification de marché de travaux l'emporte sur celle de Befa et la conclusion du contrat doit, sauf exception, être précédée d'une mise en concurrence.
« Influence déterminante ». C'est ce que juge, de manière assez classique, le Conseil d'Etat dans la décision « SCI Victor Hugo 21 ». Ainsi, indépendamment de sa nature de contrat de bail, le Befa est un marché de travaux lorsqu'il prévoit la réalisation de travaux ou la construction d'un ouvrage sur la conception desquels l'acheteur exerce une influence déterminante. L'intérêt de l'arrêt réside dans ses précisions sur l'exercice de qualification.
Reprenant la décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) « Commission c. République d'Autriche » portant sur un cadre contractuel comparable (2), le Conseil d'Etat indique que l'influence déterminante est notamment caractérisée, d'une part, « lorsqu'il est établi que cette influence est exercée sur la structure architecturale de ce bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs » et, d'autre part, lorsque « les demandes de l'acheteur concernant les aménagements intérieurs […] se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur ». Ces critères de caractérisation de l'influence déterminante viennent s'ajouter à celui, a priori distinct, de la formulation d'exigences fonctionnelles précises (3).
En creux, cette décision confirme au demeurant la relative indifférence d'autres éléments régulièrement évoqués comme la présence, dans le contrat, de clauses d'option d'achat (4), d'options de location d'espaces supplémentaires (2), de contrôle des travaux par le preneur (2), ou encore, comme la chronologie des opérations et la temporalité de l'obtention des autorisations de construire (2).
Application à un cas d'école
Les faits soumis au Conseil d'Etat justifiaient, au vu de cette grille de lecture, une requalification assez évidente en marché de travaux, le débat contentieux portant davantage sur les conséquences de cette illégalité sur le contrat.
Dans cette affaire, le Befa conclu entre un centre hospitalier universitaire (CHU) et un promoteur immobilier prévoyait, notamment, des travaux d'aménagement d'un bâtiment existant et de construction d'un édifice neuf permettant de regrouper plusieurs services et activités de l'établissement.
Pour retenir la qualification de marché de travaux, le Conseil d'Etat relève en particulier que le bâtiment neuf, intégralement destiné au CHU, devait être implanté dans la continuité du bâtiment existant - influence sur la structure architecturale - et que de nombreux aménagements intérieurs étaient exigés par le CHU en vue de la mise en œuvre de ses activités thérapeutiques - influence sur les aménagements intérieurs.
Deux motifs d'illégalité. Le Befa, requalifié en marché de travaux, se trouve ainsi entaché d'au moins deux illégalités. La première tient à l'absence de mise en concurrence. La seconde réside dans la méconnaissance, à travers la rémunération des travaux par le paiement d'un surloyer sur la durée du bail, de l'interdiction du paiement différé (applicable au CHU).
Affectant le contenu du contrat, cette seconde illégalité justifie, compte tenu de l'indivisibilité de la clause organisant la rémunération du bailleur, l'annulation du contrat.
Légalité conditionnée des Befa conclus de gré à gré
La décision « SCI Victor Hugo 21 » ne condamne pas pour autant le recours, par les acheteurs soumis au CCP, au Befa, et par analogie aux contrats immobiliers tels que la vente en l'état futur d'achèvement (Vefa) ou la cession avec charges lorsqu'elle s'inscrit dans une opération de commande publique.
Un risque important de requalification. En première approche, pourtant, l'arrêt du Conseil d'Etat semble fermer la porte à ce type de contrat. Innommé, ce type de contrat permet en effet, selon une acception classique, de réunir au sein d'un même véhicule juridique des obligations de construction, de mise à disposition et de prise de possession. Il présente l'intérêt pour le bailleur de s'assurer de la commercialisation optimale des ouvrages à construire ou à rénover en impliquant plus ou moins activement le preneur, qui peut exprimer des exigences techniques, fonctionnelles ou architecturales en amont.
Le risque d'influence déterminante sur la conception des travaux grandit lorsque l'ouvrage à construire est destiné à un unique preneur.
Au vu des principes précédemment rappelés, cette association du preneur au projet de travaux de rénovation ou de construction apparaît a priori peu conciliable avec la nécessité pour le preneur, afin de ne pas s'exposer à la qualification du Befa en marché de travaux, de ne pas exercer d'influence déterminante sur la conception de ces travaux.
Ce risque prend particulièrement corps lorsque le Befa porte sur la réalisation d'un ouvrage à construire destiné à être mis à disposition d'un unique preneur. Dans ce cas, en effet, sauf hypothèse particulière dans laquelle le preneur se contenterait de saisir une véritable opportunité de marché ou de formuler des exigences de conformité à la réglementation applicable ou aux règles de l'art (2), la probabilité que le preneur soit regardé comme exerçant une influence déterminante sur la structure architecturale - ne serait-ce que sur la dimension de l'ouvrage au regard de ses besoins - nous semble très forte et pourrait être rédhibitoire.

C'est d'ailleurs - indépendamment des exigences formulées au titre des aménagements intérieurs - ce qui est jugé par le Conseil d'Etat dans l'affaire « SCI Victor Hugo 21 » au sujet du bâtiment neuf dont la construction était demandée par le CHU ; édifice qui devait s'inscrire dans la continuité du bâtiment existant également pris à bail et aménagé.
Une ouverture limitée mais réelle. Mais, passé ce premier filtre, le recours au Befa, dans une version probablement adaptée à la sphère publique, devrait demeurer possible. A ce stade, dans son analyse des éléments permettant de caractériser une influence déterminante du preneur sur la conception de l'ouvrage, à travers les exigences formulées en matière d'aménagements intérieurs, la jurisprudence tient en effet compte des pratiques contractuelles de marché. Le juge communautaire considère en effet que des demandes formulées correspondant à « des exigences habituelles d'un locataire » ne suffisent pas à caractériser l'influence déterminante requise par les textes (5). Tandis que le Conseil d'Etat se fonde, sans référence explicite aux exigences habituelles des locataires, sur la « spécificité » et « l'ampleur » des demandes formulées. Mais la voie ainsi ouverte est manifestement étroite.
L'avenir dira si l'utilisation du Befa pourra être envisagée pour d'autres secteurs que le tertiaire
La jurisprudence de la CJUE apporte quelques précisions sur des aménagements intérieurs ne dépassant pas les exigences habituelles d'un locataire. Ainsi, selon la Cour, des prescriptions standards en termes d'organisation et de répartition des bureaux ou des demandes de création d'un sol surélevé afin de garantir la modularité de l'aménagement intérieur, ou encore d'un système de refroidissement de l'immeuble assuré par des éléments de plafond thermoactifs, constituent autant d'exigences habituelles (2).
La décision « SCI Victor Hugo 21 » n'est, quant à elle, pas très explicite sur ce point mais apparaît assez restrictive. Suivant son rapporteur public, le Conseil d'Etat retient en effet l'existence de « nombreux aménagements intérieurs […] nécessaires aux activités thérapeutiques spécifiques devant s'y dérouler » ; la spécificité des aménagements semblant découler de la nature de l'activité exercée. Le rapporteur public relève ainsi que s'il s'était agi uniquement de réaliser des travaux sur bâtiment existant en vue de « l'adapter à une activité tertiaire » ou de demander des aménagements intérieurs conçus en vue d'installer des « services administratifs » plutôt que de développer des activités médicales, la solution aurait pu être différente.
L'avenir dira donc si le Befa doit être cantonné à la location de bureaux ou si son utilisation peut être envisagée dans d'autres secteurs, étant précisé que l'organisation préalable d'une mise en concurrence « marché de travaux » ne suffira pas, pour les acheteurs soumis à l'interdiction du paiement différé, à sécu-riser les Befa reposant sur le paiement de « surloyers » sur la durée du contrat.
Ce qu'il faut retenir
♦ Le Conseil d'Etat apporte, dans sa décision « SCI Victor Hugo 21 » du 3 avril 2024, de nouvelles précisions quant aux conditions de requalification des contrats à objet immobilier en contrats de la commande publique.
♦ Il rappelle que le Befa est un marché de travaux lorsqu'il prévoit la réalisation de travaux ou la construction d'un ouvrage sur la conception desquels l'acheteur exerce une influence déterminante. Et affine les critères permettant d'établir une telle influence.
♦ La décision ne condamne pas pour autant totalement le recours, par les acheteurs soumis au CCP, au Befa, et par analogie aux contrats immobiliers tels que la Vefa ou la cession avec charges.
♦ Mais la voie est étroite et semble plus ouverte pour des activités tertiaires, standards, que pour des activités spécifiques comme ici des activités thérapeutiques.
(1) Ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, art. 4 et 5 (applicables au litige) ; CCP, art.