Alors que le mot d'ordre est à la simplification des marchés publics, la réponse passera peut-être par le déploiement de l'intelligence artificielle (IA). « C'est l'un des enjeux de 2024, confirme Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats (CNA). Mais on en est encore à une phase de découverte et de prospective. » Un ressenti conforté par un rapport sur la digitalisation publié en décembre 2023 par la chaire de droit des contrats publics de l'université Jean-Moulin-Lyon 3, notant, sondage à l'appui, que l'IA occupe « une place assez résiduelle » dans la commande publique.
« Il faut maintenant dépasser le stade de l'intérêt et embarquer tous les acheteurs dans la démarche », exhorte Samira Boussetta, consultante. Le contexte semble en tout cas propice. L'IA bénéficie d'un cadre juridique clair, avec l'adoption du règlement européen « IA Act » le 2 février. Les systèmes d'intelligence artificielle y sont définis comme un ensemble de logiciels qui peut générer de façon autonome « des résultats tels que des contenus, des prédictions, des recommandations ou des décisions influençant les environnements avec lesquels il interagit », selon des objectifs définis préalablement par l'homme.
Sourcing et rédaction. Des solutions existent, qui couvrent toutes les étapes de la passation d'un contrat. A commencer par le sourcing, l'un des principaux usages de l'IA dans l'achat selon une étude réalisée par la société de conseil AgileBuyer (Tendances achats 2024). C'est dans ce secteur qu'intervient l'un des acteurs historiques, Silex, né en 2014. Il automatise la recherche de fournisseurs susceptibles de répondre à un marché donné. « Nous réalisons plus de la moitié de notre chiffre d'affaires auprès de clients publics, tels que le ministère des Armées, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives ou encore l'Eurométropole de Metz », explique Quentin Fournela, l'un de ses cofondateurs.
Outre le sourcing, le logiciel MA-IA de l'entreprise Pyxis Support se positionne, lui, sur le créneau de l'aide à la rédaction des marchés publics. Près d'une soixantaine d'acheteurs utilisent cet outil créé il y a un an, qui propose aussi d'automatiser l'émission des grilles d'analyse des offres et des courriers de rejet aux candidats évincés. « Nous allons lancer dans les prochaines semaines une nouvelle version permettant de contrôler la légalité des clauses des contrats », annonce son dirigeant Ludovic Myhié.
Disponibilité des données. Selon Jean-Luc Baras, « l'IA va prendre sa place dans la gestion des risques, qui nécessite de mettre en œuvre beaucoup de moyens de contrôle avec de nombreuses données à récolter ». Le Portugal fait ici office de pionnier. Sa Cour des comptes utilise l'IA depuis 2023 pour identifier des irrégularités comme les conflits d'intérêts ou les anomalies de prix. « C'est un pays très à la pointe de la digitalisation, notamment parce qu'il y a un système centralisé des données », explique Samira Boussetta.
La disponibilité des données conditionne en effet l'essor de l'IA. « Il y a dix ans, à la création de Silex, il y avait très peu d'open data, se souvient Quentin Fournela. On a énormément progressé depuis. » Mais la France reste à la traîne par rapport à certains voisins. « En Espagne, nous avons accès aux informations sur tous les candidats à un marché et pas seulement sur l'attributaire.
La disponibilité et l'exploitabilité des données conditionnent l'essor de l'IA.
Cela permet d'être plus fin dans les recommandations », poursuit-il. La réforme au 1er janvier dernier des données essentielles que les acheteurs publics doivent publier pourrait combler ce retard. « Mais plus que la publication, le vrai sujet est celui de l'exploitabilité des données, confie Ludovic Myhié. Elles ne sont pas suffisamment standardisées actuellement pour permettre de les travailler sans retraitement. »
Faire évoluer les compétences. Un enjeu majeur quand l'intérêt de l'IA réside dans sa capacité à traiter un maximum de données le plus vite possible. Avec des gains de temps considérables à la clé, qui pourraient recentrer le métier d'acheteur sur des missions à plus forte valeur ajoutée, comme le suivi de l'exécution des contrats ou la réalisation de cartographies d'achats. Une réflexion sur cette évolution a débuté fin 2023 chez France urbaine. « Les acheteurs vont pouvoir développer une vision plus stratégique, notamment pour faire de l'achat une réponse aux politiques publiques, analyse Samira Boussetta. L'IA va aussi accélérer les choses sur les enjeux de transition, par exemple sur le calcul de l'impact carbone des achats. » La consultante appelle de ses vœux la construction de formations adaptées à ce changement. « Les tâches de saisie et de procédures seront moins nécessaires. Les solutions qui arrivent sur le marché exigent de faire évoluer les compétences », estime-t-elle. Car « l'IA ne fournit pas d'éléments finis », observe Jean-Luc Baras. Le rôle de l'acheteur reste donc central. « Les systèmes reposent avant tout sur l'expertise de l'utilisateur, explique Quentin Fournela. C'est en formulant correctement sa demande que l'on obtient la réponse la plus adaptée. » De quoi inciter les développeurs à pousser le curseur encore plus loin. « Nous avions tendance auparavant à limiter au maximum la saisie d'informations car les acheteurs espéraient “un effet magie”, avec une réponse en trois clics. Leur comportement a changé, notamment avec la démocratisation de l'IA grâce à ChatGPT. Nous allons donc maintenant exploiter beaucoup plus les connaissances du client. » Ce qui conduit Ludovic Myhié à conclure que « l'IA professionnalise les acheteurs ».