Les dispositions du Cahier des clauses administratives générales (CCAG) Travaux de 1976 – qui fixent les droits et obligations du maître d’ouvrage, du maître d’œuvre et de l’entrepreneur et qui organisent la vie du chantier où se réalise l’objet du marché – ont pour la plupart parfaitement résisté à l’épreuve du temps.
Aujourd’hui cependant, certaines dispositions de ce texte doivent être aménagées en raison de l’évolution de la réglementation et des acquis de la jurisprudence. Parmi ces dispositions, nous nous attacherons à celles qui concernent le décompte général et les réclamations, c’est-à-dire :
d’une part, les articles13.3 et 13.4 qui organisent les comptes successifs de fin de marché : projet de décompte final, décompte final, décompte général qui ne devient définitif que s’il est accepté expressément ou tacitement par l’entrepreneur, ou qui débouche sur une procédure de réclamation ;
d’autre part, l’article50 qui organise le traitement des différends entre l’entrepreneur et son client en distinguant deux procédures distinctes, selon que le différend est né avec le maître d’œuvre (art. 50.11 et suivants) ou avec la personne responsable du marché (art. 50.22 et suivants).
Une floraison d’interprétations jurisprudentielles
Au cours des dernières années, les juridictions administratives ont particulièrement porté leur analysesur l’interprétation des clauses évoquées ci-dessus, en particulier :
en maintenant l’obligation d’accomplir la procédure de l’article 50 avant tout recours contentieux, obligation qui fait débat (1) ;
en posant le principe qu’une réclamation sur le décompte général d’un marché matérialise un différend qui est né directement entre
l’entrepreneur et la personne responsable du marché. L’entrepreneur doit, en conséquence, remettre son mémoire de réclamation à la personne responsable du marché, en application de l’article 50.22 du CCAG, alors que, par ailleurs, les articles 13.43et 13.44 du CCAG exigent de remettre ce même mémoire au maître d’œuvre ;
en admettant que le mémoire de réclamation puisse prendre la forme d’un simple courrier argumenté et chiffré (2), ce qui peut réserver de mauvaises surprises à l’un ou l’autre des contractants ;
en estimant parfois (3) que la note justificative jointe par les entreprises à leur projet de décompte final doit être considérée comme un mémoire de l’article 50.11, c’est-à-dire comme résultant d’un différendsurvenu entre l’entrepreneur et le maître d’œuvre ; ce qui entraîne des forclusions diverses et un télescopage inextricable avec la réclamation sur décompte général ;
parfois encore en considérant que le maître d’ouvrage, pourtant bien identifié dans l’article 50.22 comme distinct de la personne responsable du marché, doit être assimilé à cette même personne responsable du marché (4).
Les entreprises, notamment de travaux publics, sont perplexes devant ces interprétations. Il faut faire cesser cette situation qui porte atteinte au principe même de la sécurité des contrats. La réforme du CCAG doit prendre en compte dans le nouveau texte ces décisions jurisprudentielles, ou bien les écarter clairement par des stipulations précises.
Une réforme insatisfaisante de l’article 50
Désirant régler certaines des difficultés énoncées ci-dessus, le projet élaboré par Bercy fusionne en une seule les deux procédures de traitement de différends que comporte l’article 50. Cette fusion entraîne, pour tous les cas de différends et notamment pour ceux sur décompte général, l’application de la plus longue des deux procédures actuelles, toujours jalonnée de forclusions redoutables (art. 50.11 et s.), alors que pour ce dernier cas la jurisprudence avait considérablement allégé la procédure.
Par ailleurs, l’intervention du maître d’ouvrage prévue à l’article 50.2 étant supprimée, l’entrepreneur qui est en désaccord avec la décision de la personne signataire du marché doit revenir une deuxième fois devant celle-ci en lui adressant obligatoirement un mémoire de réclamation complémentaire. Ainsi conçue, cette réforme :
complique la procédure en réins-tallant le long cheminement de l’article 50.11 assorti de forclusions,ce qui ne favorisera que les entreprises expertes en contentieux ;
organise une confusion entre la personne signataire du marché et le maître d’ouvrage, représenté pourtant par un conseil pour les collectivités territoriales, le ministre ou un directeur délégué pour l’Etat ;
conduira certainement à encombrer les tribunaux, en raison de l’enchaînement des forclusions, qui ne laisse pas de place suffisante à une négociation amiable ;
laisse persister certaines des difficultés mentionnées plus haut.Au XXIe siècle, l’heure d’une modernisation radicale a sonné. Une nouvelle génération s’attaque à la réforme du monument contractuel qu’est le CCAG Travaux. Le moment est unique et c’est, à notre avis, d’un œil entièrement neuf qu’il faut aborder les stipulations des articles 13.4 et 50.
Tout d’abord, c’est le principe de l’enchaînement des procédures organisé par ces articles – dans l’actuel Cahier des clauses administratives générales comme dans celui projeté – qui doit être remis en cause. La démarche consistant à revenir devant le contractant qui a déjà opposé un refus à des demandes précises, pour lui demander de se démentir est peu efficace.
En effet, l’entrepreneur a l’obligation de présenter ses demandes dans le projet de décompte final qui « le lie » (art. 13.31, 13.33) ; le maître d’œuvre vérifie soigneusement ce document et prépare le décompte général que la personne signataire du marché – par définition compétente et réfléchie – décide d’adopter ou de faire modifier, puis fait notifier (art. 13.42).
On voit mal pourquoi, dans ces conditions, l’entrepreneur vient faire résoudre le différend par l’auteur même de la décision ayant fait naître ce différend (art. 13.44, 45 et 50) et pourquoi il devrait réitérer cette démarche par le dépôt d’un mémoire complémentaire. Peut-être suppose-t-on que quelqu’un n’a pas été suffisamment précis ou réfléchi dans ce processus ? Auquel cas il convient de rendre obligatoire, aux trois stades précités, la jonction d’une note détaillée motivant, chiffrant et justifiant les documents émis.
C’est une première proposition que nous formulons.
une tradition qui remonte à Napoléon
Mais là n’est pas, croyons-nous, la raison profonde de la démarche incohérente de l’article 50, si habituelle que l’on ne s’interroge même plus à son propos. En effet, l’historien du droit des travaux publics en trouve la véritable explication dans une tradition qui remonte au temps des travaux au pic et au tombereau à cheval, avec la publication sous Napoléon Premier, en 1811, du « Cahier des clauses et conditions générales imposées aux entrepreneurs de travaux publics ». On peut lire, en effet, dans ce texte (art. 30 et 45), que les différends sur les mesurages et les prix avec l’ingénieur d’arrondissement sont portés à l’ingénieur en chef, sauf recours au conseil de préfecture. Les contestations sont, quant à elles, portées à l’ingénieur en chef puis au conseil de préfecture et enfin – l’époque étant à la justice retenue – au Gouvernement !
Les cheminements savants au sein de l’administration, semés de surcroît de chausse-trapes, ne sont plus aujourd’hui de mise (5). Lorsque deux contractants restent en litige, malgré les échanges qu’ils ont pu effectuer à l’amiable, seul un tiers peut à l’évidence intervenir utilement pour les départager.
L’article 50 doit être supprimé et l’article 13 aménagé
A notre sens, l’article 50 doit donc être radicalement supprimé, et l’article 13 aménagé, au profit :
d’un développement des échanges amiables jusqu’au stade du projet de décompte général ;
d’un recours à un organisme tiers en cas de différend persistant.En dernier cas, l’arbitrage est possible (6), mais très peu pratiqué car sa mise en œuvre est complexe, et qu’il aboutit à un véritable jugement. L’expertise technique amiable est trop limitée dans son objet. Dans ces conditions, le Cahier des clauses administratives générales devrait prévoir le recours direct aux comités consultatifs de règlement amiable (CCRA) (7), qui réunissent des compétences juridiques, financières et techniques de l’administration et des entreprises, et qui émettent un avis motivé que chacun est libre de suivre ou pas.
Ces comités risquent toutefois de ne pas être en nombre suffisant ou de ne pas pouvoir se réunir assez fréquemment pour faire face au nombre de différends à étudier. Il faut donc créer, en alternative, un nouveau type de recours à une entité amiable consultative, capable d’analyser les différends et de rendre un avis sur ceux-ci. Pour être totalement amiables, ces entités devraient avoir une composition paritaire. Pour cela, chaque partie choisira son représentant et sollicitera – du président du CCRA ou du tribunal administratif – la désignation d’un membre du tribunal administratif en exercice ou en retraite, chargé de présider l’entité amiable ainsi constituée. Cette entité, que nous nommerons « conseil consultatif », pourrait fonctionner à la manière d’un tribunal arbitral, mais en produisant un avis communiqué aux parties et non une sentence.
En cas de désaccord persistant, les parties pourraient recourir ensuite au tribunal administratif.
Un processusmoderne et rationnel à deux espaces de conciliation
A partir des principes énoncés ci-dessus et qui restent naturellement à mettre au point dans le détail, le nouveau processus des articles 13 et 50 pour le traitement des différends pourrait devenir le suivant :
Différends sur comptes de fin de marché
La demande de l’entrepreneur remise au maître d’œuvre.
Elle s’opère toujours par le projet de décompte final (art. 13.3). Néanmoins ce document doit explicitement inclure toutes les demandes d’indemnités, de suppléments de prix ou de prolongation de délai, déjà présentées à l’occasion de réserves ou non. Une note – libellée au nom de la personne signataire du marché – motive, chiffre et justifie ces divers points.
La vérification du maître d’œuvre et l’ouverture possible d’une négociation avec la personne signataire du marché avant le décompte général.
Le processus actuel de l’article 13.41 est conservé, mais il est explicitement prévu dans le CCAG qu’une négociation ou une transaction (8) peut être engagée et conclue avec la personne signataire du marché, après remise à cette dernière – par le maître d’œuvre – du projet de décompte général, lequel est accompagné obligatoirement d’une note explicative motivée, chiffrée et justifiée.
Le délai de 45 jours est porté à 60 jours, prolongeable par accord écrit entre les parties.
Nous pensons que cette faculté, qui existe actuellement mais qui est mal exploitée, doit être inscrite dans le contrat. Dans nombre de cas, l’accord anticipé sur le décompte général aura été acquis à ce stade et évitera une situation de différend à la notification de ce dernier.
La notification du décompte général avec faculté explicite de recourir au CCRA ou à un « conseil consultatif ».
La personne signataire du marché notifie désormais elle-même directement le décompte général à l’entrepreneur. Elle joint obligatoirement à celui-ci une note motivant, chiffrant et justifiant les refus, ou visant la transaction conclue.
La personne signataire du marché peut cependant réserver certains points du décompte général (ou celui-ci dans sa totalité) et saisir le comité consultatif de règlement amiable (CCRA) ou demander immédiatement la mise en œuvre d’un « conseil consultatif » chargé de donner son avis sur les points réservés.
La personne signataire du marché en informe l’entrepreneur avec la notification et règle, comme aujourd’hui, les sommes sur lesquelles elle est d’accord (9).
Suites données au décompte général par l’entreprise.
Dans un délai de forclusion uniforme de 60 jours :
En cas d’accord, l’entrepreneur signe le décompte général qui devient décompte général et définitif. En cas de silence, ce dernier est acquis.
En cas de désaccord :
– si la personne signataire du marché a demandé la constitution d’un « conseil consultatif » ou a saisi le CCRA, l’entrepreneur suit la procédure devant le CCRA ou désigne son représentant au président du « conseil consultatif ». En cas de carence de l’entrepreneur, ce représentant est désigné d’office par le président du « conseil facultatif ». L’entrepreneur peut ajouter une demande qui lui soit propre à la saisine du comité ou du conseil.
– Si la personne signataire du marché n’a pas saisi le CCRA ou demandé la constitution d’un « conseil consultatif », l’entrepreneur saisit de sa réclamation le CCRA ou désigne son représentant au sein du « conseil consultatif ». Il saisit le président du CCRA ou du tribunal administratif pour qu’il désigne le président du « conseil consultatif » auquel il remet son mémoire.
L’entrepreneur informe de cette saisine la personne signataire du marché qui dispose de 30 jours pour désigner son représentant. En cas de carence de sa part, ce sera le président du CCRA ou du tribunal administratif qui le désignera.
Les membres du « conseil consultatif », y compris son président, seront rémunérés selon un montant proposé par le président au président du tribunal administratif ou du CCRA, et arrêté par celui-ci. L’entrepreneur fera l’avance des fonds, leur répartition finale devant être proposée dans l’avis du « conseil consultatif ».
Issue de la procédure devant le CCRA ou le « conseil consultatif ».
L’avis du CCRA ou du « conseil facultatif » est notifié à l’entrepreneur et à la personne signataire du marché qui doit rendre sa décision dans les trois mois.
Sauf dans le cas où les parties tombent d’accord à la suite de cet avis, le recours au tribunal administratif est ouvert directement à l’entrepreneur, sans autre procédure, dans un délai de forclusion de trois mois qui suit :
soit la réception par l’entrepreneur d’une notification de refus par la personne signataire du marché de l’avis notifié ;
soit la réception d’une notification d’acceptation de l’avis par la personne signataire du marché, si cet avis ne convient pas à l’entrepreneur.
Le silence gardé au-delà d’un délai de trois mois (délai actuel devant le CCRA) ouvert à la personne signataire du marché, vaut acceptation de l’avis par celle-ci, au bénéfice de l’entrepreneur (10). Ce dernier pouvant dans les trois mois suivant l’issue de ce délai porter l’affaire au tribunal administratif, si l’avis ainsi tacitement acquis ne lui convient pas.
Différends en cours d’exécution
Les principes que nous avons développés ici – et qui traitent essentiellement des différends sur décompte général – sont parfaitement transposables aux différends survenus avec le maître d’œuvre, relevant actuellement de l’article 50.11 et suivants.
En cas de différend entre l’entrepreneur et le maître d’œuvre, l’entrepreneur enverra une demande à la personne signataire du marché sous couvert du maître d’œuvre, la réponse de la PSM étant ici l’équivalent du décompte général évoqué plus haut.
Ainsi conçue, cette réforme des articles 13 et 50 nous paraît, d’une part, rationaliser les tâches des intervenants qui opéreront sur des bases claires et logiques, d’autre part, offrir à ces derniers des occasions de conciliation développées à deux stades et, en troisième lieu, éliminer les difficultés liées à une jurisprudence incertaine.
