Le pouvoir réglementaire devrait saisir l’occasion de l’ultime étape de rédaction du nouveau CCAG Travaux, en usage dans la quasi-totalité des marchés publics du BTP, pour favoriser le règlement amiable des différends par la voie de l’expertise. Il pourrait y être incité par la sagesse des principes posés à cet égard par la réformant la prescription civile.
Les nombreux atouts de l’expertise judiciaire
L’expertise permet d’introduire un point de vue tiers dans un débat, ce qui induit souvent plusieurs effets heureux. Certains sont bien connus.
Le plus évident tient aux lumières nouvelles que les cocontractants peuvent attendre d’une personne, spécialiste du domaine et sans lien avec les intérêts en jeu. Par ailleurs, le temps nécessaire aux opérations d’expertise permet progressivement une plus juste appréciation par les parties des positions respectives. Enfin, il semble plus acceptable de s’en remettre à l’avis d’un tiers missionné par un tribunal que de changer directement d’avis.
Accord transactionnel
Compte tenu de l’évolution des mœurs, les décideurs publics, et en particulier les élus, sont devenus très réticents pour faire droit à une réclamation de fin de chantier, même partiellement, sans la « garantie » préalable d’un tiers extérieur et indiscutable. Pour ce faire, la voie de la facilité est de s’en remettre au jugement d’un tribunal, malgré tous les inconvénients d’une procédure juridictionnelle. La voie de la sagesse, souvent empruntée jusqu’à un temps récent, est de rechercher un accord transactionnel sur la base d’un rapport d’expertise, ordonné par un tribunal à la demande de l’une des parties. Il s’agit d’une simple « mesure d’instruction », avant tout procès éventuel, où le rôle du juge se limite à choisir un expert, fixer sa mission puis notifier aux parties son rapport.
Gestion des deniers publics
Pour un gestionnaire des deniers publics, le rapport d’expertise légitime la transaction qui s’en inspire. Pour le titulaire du marché, il représente le plus souvent à peu près ce qu’il pouvait espérer obtenir, amiablement ou au contentieux, sans les inconvénients d’un procès.
Par comparaison avec une procédure au fond, l’expertise s’affirme comme la meilleure solution. En effet, si le tribunal avait dû trancher le litige, il aurait fort probablement ordonné l’expertise avant de rendre son jugement. Dès lors que les parties ne sont pas parvenues seules à un accord, le temps passé et les coûts de l’expertise ne sont donc jamais perdus.
Une utilisation réduite
Une malheureuse conjonction entre des développements récents de la jurisprudence administrative et la rédaction actuelle de l’article 50.3 « Procédure contentieuse » du CCAG réduit considérablement les possibilités d’utilisation du rapport d’expertise comme levier d’un règlement amiable.
Saisine des tribunaux au fond
Les tribunaux administratifs sont en effet de plus en plus nombreux à considérer qu’ils ne peuvent ordonner une expertise demandée en référé quand ils ont déjà été saisis au contentieux sur ce marché, autrement dit sur le fond pour juger le litige lui-même. Or, la rédaction actuelle de l’article 50.32 du CCAG oblige bien souvent la partie en demande à saisir au fond, avant même d’avoir pu obtenir cette expertise ; sinon, elle encourrait la forclusion, « peine capitale » correspondant à l’extinction de tous les droits qu’elle tenait du marché (à l’exception des intérêts moratoires éventuels). Cette situation appelle quelques explications tirées de la pratique.
Délais trop brefs
L’expertise n’est évidemment pas la panacée, et les cocontractants privilégient toujours un règlement strictement amiable de leur différend. Le besoin d’une intervention extérieure naît de deux façons :
– soit le différend se cristallise rapidement en litige, l’une des parties affirmant avec force son désaccord définitif dès le début de l’écoulement du délai de six mois de l’article 50.32 pour saisir le juge ou être forclos. L’autre partie dispose alors des quelques mois nécessaires pour obtenir un expert, avec toute chance de succès puisque sa demande sera examinée par le juge des référés avant que le juge du contrat n’ait dû être saisi pour éviter la forclusion ;
– soit la nécessité du recours à un tiers extérieur pour départager les parties apparaît tardivement ; la partie en demande n’a alors plus le temps de privilégier l’expertise sur le contentieux. Ce cas est très fréquent pour plusieurs raisons cumulatives.
Tout d’abord, les délais de la procédure précontentieuse du CCAG sont courts pour négocier la clôture de marchés de travaux d’importance, souvent complexes et engageant des montants considérables, d’autant que, entre le principe de l’accord et sa matérialisation par un acte en bonne et due forme, plusieurs semaines sont parfois nécessaires. Ensuite, aucune partie ne peut demander une expertise au juge des référés tant qu’une issue strictement amiable paraît possible, sinon l’autre partie conclurait inévitablement de cette initiative que la première renonce aux pourparlers. On négocie avant ou après expertise, mais pas pendant.
Ce n’était donc qu’à l’approche du terme du délai acheminant à la forclusion que la partie en demande, généralement le titulaire du marché, faute d’accord trouvé, pouvait utilement recourir à une expertise en référé. Or, il faut plusieurs semaines pour qu’une telle demande soit traitée par le juge des référés. Entre-temps, le titulaire aura dû saisir le juge du contrat du fond du litige afin d’éviter la forclusion. Le juge du référé-expertise rend donc son ordonnance alors que le juge du contrat a déjà été saisi ; compte tenu de la jurisprudence évoquée plus haut, le premier rejette de plus en plus souvent la demande, estimant que le second décidera de l’opportunité ou non d’une expertise, le moment venu. Or, ce moment arrive deux ou trois ans plus tard alors que les parties auront dû se combattre durement par mémoires interposés dans le cadre de l’instruction du recours au fond.
Perte de motivation
Cette situation décourage le recours à l’expertise comme mode de règlement non contentieux en matière de marchés publics de travaux. La liaison forcée expertise/contentieux induit une perte de motivation à transiger après dépôt du rapport pour des parties qui ont déjà dû assumer l’essentiel des charges d’un procès.
Cette évolution va à rebours des encouragements réguliers des pouvoirs publics, depuis plus de vingt ans, à résoudre les différends en marchés publics par la voie de la transaction, laquelle a aussi la faveur des entreprises qui ont mieux à faire que des procès. Il est deux moyens de régler ce problème : l’un serait de donner un coup d’arrêt à la pratique des tribunaux administratifs ; l’autre serait d’adjoindre quelques lignes au CCAG de 1976 (voir encadré) pour modifier le régime de la forclusion en s’inspirant de ce que vient de faire le législateur pour les procédures judiciaires.
Modifier le régime de la prescription
Cette problématique a été traitée en matière civile par la portant réforme de la prescription, de manière très favorable à l’utilisation de l’expertise comme mode alternatif de règlement des litiges.
Le nouvel article 2239 du Code civil dispose : « La prescription est [également] suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès. Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée. »
Les articles 2241 à 2242 nouveaux du Code civil, visant tant les délais de forclusion que de prescription, aboutissent à un résultat semblable. En effet, la saisine du juge des référés interrompt le délai jusqu’à l’extinction de l’instance, autrement dit, ici, jusqu’au dépôt du rapport d’expertise. Puis un nouveau délai démarre, identique au délai initial, conformément au mécanisme de l’interruption de prescription. Si ces articles s’appliquaient directement aux marchés publics, le délai de six mois de l’article 50.32 du CCAG, qui est à la fois de prescription et de forclusion, serait donc prolongé d’un nouveau délai de six mois à compter du dépôt du rapport d’expertise au greffe du tribunal administratif.
Prolongation du délai de forclusion
Cette application directe est improbable, mais rien ne s’oppose en droit des marchés publics à ce que le pouvoir réglementaire (ou les cocontractants via leur cahier des clauses administratives particulières) apporte à l’article 50.32 du CCAG un complément s’inspirant des principes de ces nouveaux articles du Code civil.
Le premier principe à retenir serait celui de la suspension du délai de forclusion, comme le prévoit déjà l’actuel CCAG en cas de saisine d’un comité consultatif de règlement amiable (CCRA).
Le second serait celui d’une prolongation suffisante du délai de forclusion donnée après le dépôt du rapport pour que les parties puissent discuter et finaliser une transaction sur cette base, et, à défaut, renoncer à donner suite, ou saisir le tribunal au fond.
Ce second principe a une importance pratique décisive, comme l’a bien compris le législateur de 2008. Ceci est encore plus marqué en matière administrative. Le rapport ne peut en effet véritablement favoriser la résolution non contentieuse du différend que si les parties disposent de temps pour en tirer les leçons.
Or, pour des raisons déjà évoquées, la partie ayant intérêt à l’expertise, le plus souvent le titulaire, ne déclenchera celle-ci qu’à l’approche du terme du délai de forclusion. Il en résulte que, sans prolongation substantielle de ce délai au-delà du dépôt du rapport, les cocontractants n’auraient pas le temps de finaliser un protocole transactionnel en bonne et due forme avant que la partie en demande ne doive saisir le juge du contrat pour maintenir ses droits.
Il serait donc essentiel que le nouveau CCAG reprenne le principe de l’article 2239 nouveau du Code civil. Les six mois retenus par le législateur pourraient être réduits mais ce serait minorer les chances que le rapport puisse jouer son rôle de mode non contentieux de règlement des litiges.