"Architecture : le médiocre et l'exceptionnel" par Bruno Jean Hubert, architecte

La transformation des pratiques de l'architecture, perceptible depuis plusieurs années, s'accélère. La ville se projette moins qu'elle ne se produit, au gré de jeux d'acteurs qui tirent profit à faire de l'environnement bâti la scène complaisante que nous avons sous les yeux. La majeure partie de nos environnements, villes et campagnes, se façonne sur des modèles connus: pittoresque, nostalgie, consensus et déjà-vu. Architecture médiocre. A l'opposé de ce conformisme des goûts -parfois nauséeux-, quelques élus, décideurs ou entrepreneurs s'emploient à fabriquer une architecture-média valorisant leur ville ou leur réussite. Musées, édifices culturels ou autres, ces oeuvres surprenantes interrogent le contexte et attirent les foules. L'architecture y est sensation, bien-être, sentiment valorisant de vivre l'évolution du monde. Via les médias, l'image d'un luxe à la portée de quelques uns. Architecture exceptionnelle.

Entre ces deux phénomènes, entre le médiocre et l'exceptionnel, existe-t-il une troisième voie pour l'architecture et les architectes ? La maîtrise d'ouvrage publique était traditionnellement garante de la qualité de nos bâtiments et de nos espaces publics. La dette de l'Etat a aujourd'hui conduit la puissance publique à déléguer le financement, la conduite et la gestion de ses projets de construction à des opérateurs privés. L'opérateur est rémunéré sous la forme d'un loyer et après vingt ou quarante ans l'Etat devient propriétaire du bâtiment. Imparable en apparence. Conséquence immédiate, les concours d'architecture ont fait place à des appels d'offres dits PPP (Partenariat Public Privé) lancés par l'Etat ou par ses services, auprès de ces nouveaux opérateurs. De maître d'oeuvre qui assurait une mission globale, l'architecte devient un prestataire de services pour l'opérateur, pour des tâches définies et limitées. Certains architectes s'indignent, d'autres foncent, proposant ces images vite vues, brillantes, colorées, dans lesquelles le monde paraît optimiste, rapide, radieux. Ivresse ? illusions? Sans parler des déconvenues dont les générations à venir pourraient faire les frais (bâtiments mal conçus ou mal réalisés) la ville fabriquée par ces nouveaux opérateurs ne court-elle pas le risque d'être plus exclusive qu'elle ne l'est déjà, privilégiant certains produits immobiliers, au détriment d'autres?

Pour inscrire dans cette logique économique qui semble inéluctable, l'exigence architecturale, deux idées peuvent être avancées.

Dans la première proposition l'architecture participe de la rentabilité - au sens large et à long terme - d'une opération par les plus-values qualitatives qu'elle apporte au bâtiment : distribution, relation à l'environnement, caractère des espaces intérieurs ou perception de l'ensemble. L'opérateur qui s'appuie sur le travail de l'architecte qu'il a choisi (et rémunéré) pour faire à l'Etat ou à la ville une offre, augmente ses chances de succès au moment de la mise en concurrence. Cette hypothèse reste grevée de plusieurs incertitudes: qu'est-ce qui définit la qualité architecturale? qui la garantit?... Elle exige surtout du demandeur, -l'Etat ou le politique- qu'il agisse en humaniste éclairé au moment du choix de l'opérateur, en appréciant cette valeur architecturale.

La deuxième proposition positionne l'architecte entre l'Etat ou la ville et l'opérateur. Elle considère que la conception architecturale commence avec la programmation, considérée au sens large comme scénario de configuration d'un ensemble de besoins exprimés par la collectivité. Dans cette hypothèse, l'architecte élabore des représentations en deux et trois dimensions, à partir d'une expertise précise du ou des lieux à construire. Ceci implique que la programmation devienne autre chose qu'une série de tableaux Excel de chiffres et de ratios, aussi froids qu'immatériels. Se mettrait ainsi en place, en amont du projet, une négociation impliquant le politique, le futur gestionnaire ou l'utilisateur et l'opérateur, autrement dit une mise en forme itérative des désirs des uns et des autres. Sur cette base se ferait se ferait le choix de l'opérateur, et le projet pourrait se finaliser. La procédure reste à inventer.

Hors de ces hypothèses (d'autres sont probablement imaginables), il faut craindre pour nos villes et pour l'architecture. Celle-ci n'échapperait sûrement pas à la médiocrité, participant alors d'une société dans laquelle connaissances, comportements, modes de vie et espaces bâtis s'atomisent, s'isolent et s'ignorent, engendrant les comportements d'exclusion mutuelle des personnes. Et de ville, ces étendues bâties n'auraient plus que le nom, transformées qu'elles seraient en une juxtaposition de bulles - pour prendre le terme de Peter Sloterdijk - au contenu homogène, voire à l'abri de l'air pollué et des épidémies. Des mondes clos à l'intérieur desquels régneraient confort et sécurité, entre lesquels n'existeraient d'autres relations que via des échangeurs de toutes natures, convoyant matières, informations ou personnes.

Bruno Jean Hubert est architecte, associé de l'agence Hubert&Roy architectes, et enseignant titulaire à l'école d'architecture de Paris-Malaquais

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