La polémique déclenchée à l’occasion de l’attribution du Prix de l’Équerre d’argent décerné par le Groupe Le Moniteur aux architectes Nathalie Franck et Yves Ballot pour la restructuration et l’extension du groupe scolaire Nuyens à Bordeaux (1), nous propose un nouvel avatar de la faible maturité intellectuelle du milieu architectural français et plus précisément de son nombrilisme.
Encore est-on poli en parlant de polémique alors que, le ton montant, le débat s’apparente plus simplement à un règlement de compte où les bons mots et sous-entendus volent bas, comme les propos condescendants pour qualifier un "bâtiment rangé, bien fini", réalisé par des "professionnels consciencieux" (sic), donnant à voir, hélas, tout l’égotisme de cette profession. En faut-il des rancoeurs et des frustrations pour en arriver là !
Rappelons qu’il s’agit d’une réaction d’architectes en forme de déception ou de pétition (2), réunissant des signatures "représentatives de l’architecture française la plus créative" (certains d’entre eux nominés pour ce prix), engagée à l’encontre, moins du projet primé que de ce qu’il signifie selon eux, c’est-à-dire la validation d’une architecture qualifiée d’invisible, de quotidienne, récompensant, selon les mots de F. Edelmann, "des bâtiments modestes et discrets, signés par des architectes inconnus". Glacial !
Le jury ayant souhaité privilégier ces dimensions-là, provoquant ainsi l’ire des tenants de l’autre, la visible, la démonstrative, celle qui se vend facilement dans toutes les rédactions et qui d’une certaine façon nous est devenue académique… et quotidienne !
Si l’enfermement dans ce pitoyable intervalle, entre "gesticulation" et invisibilité, réduction inacceptable pour qualifier la pensée du projet d’architecture, est dénoncé par les protestataires, plus curieuse est leur décision de boycotter la publication de l’annuel d’architecture 2007 réalisé par la revue AMC qui dépend du groupe du Moniteur. Cet ouvrage dresse chaque année une sélection de la production architecturale française, parfois indûment qualifiée de création. Ceci au motif suivant, qui laisse pantois devant tant de fatuité et de prétention, qu’ils ne veulent pas cautionner la ligne d’une architecture "quotidienne" et "invisible", dont le projet primé serait représentatif, pire que cela met en cause la crédibilité de leur activité "au regard d’une architecture qui s’évalue par delà nos frontières".
En réalité comme on doit rire de tout cela "par delà de nos frontières", et comme on rit ici aussi devant cette situation qui relève de l’arroseur arrosé lorsqu’on sait à quel point, dans le petit monde des architectes, le recours aux médias a la forme d’un code social, et qu’il y a de la tartuferie dans la découverte soudaine de la toute puissance du groupe du Moniteur ! Ceux-là mêmes qui crient au loup sont en général moins regardants dès lors que leurs travaux sont publiés, acteurs implicites d’une réelle et bien lassante monotonie du commentaire.
Déjà en 2002 (3), l’architecte P. Devanthéry, dans un texte en forme de lettre adressée à un "Cher architecte français", tout en humour et subtilité, offrait une mise en perspective des jérémiades récurrentes des architectes français sur leur triste sort national et leur impossibilité à "créer" ; son pays, la Suisse, étant perçu comme une sorte d’Arcadie architecturale. En réponse, il détaillait les difficultés, les exigences et les "conditions nécessaires à un beau travail" s’appuyant, sur un régionalisme conjoncturel, la participation des usagers, l’altérité, le savoir-faire et deux ou trois choses encore….
Ces derniers mots, mis en regard de ceux de notre élite architecturale nationale, installent quelques abîmes, dont les architectes primés par le jury de l’Équerre d’argent (y compris ceux de la première œuvre) font injustement les frais, même si chacun déclare ne pas mettre en cause leurs travaux : comme le ridicule, le fiel et l’hypocrisie ne tuent pas.
L’assimilation de ce projet à une architecture dite "invisible", le reproche fait au jury d’avoir "érigé l’absence comme nouveau système des Beaux-Arts" ou d’atteindre "le dernier degré du refus de l’engagement et de l’inventivité", tout cela a quelque chose d’insoutenable et d’insupportable.
Le profil d’intellectuel critique étant de plus en plus absent dans le monde architectural, il est sans doute normal d’en arriver là.
Mais reconnaissons que ces mots et cette situation font terriblement penser à cette scène rappelée par M. de Certeau, où en pleine Renaissance" une vérité insaisissable, singulière et multiple, est là en marche perdue dans la foule". Elle prend au penseur "sa" place, elle le "ravit" .
Prétendant représenter l’architecture et l’ordonner, ceux qui s’érigent aujourd’hui en penseurs-censeurs sont confrontés à ce ravissement. Ceci, au lieu de faire sens pour eux, les désespère.
À la suite de M. de Certeau, grand interrogateur de la quotidienneté ici mise en cause, en poursuivant le "beau travail" évoqué plus haut, ne peut-on considérer les actions plutôt que les acteurs?
Au lieu de s’engager dans cet important travail critique et, selon les mots du poète, approfondir la très essentielle et pudique "langue des choses muettes", bien étrangère aux attentes de la médiatisation architecturale contemporaine, il semble plus habile de faire acte de pouvoir et, par un tour de passe-passe, de dénoncer l’absence et la modestie.
L’exigence du travail primé, sa difficulté, une certaine ascèse suggérant une forme de théologie négative ont suscité l’habituelle antienne des plaintes du milieu des architectes "créatifs", relayés par les articles de F. Edelmann, absents de toute position critique comme d’éclairage. Sans oublier les formules agaçantes et tapageuses, reprises à chaque commentaire comme pour enfoncer un peu plus le débat : "l’Équerre d’argent du Moniteur, le Goncourt de l’architecture", nous rappelant sans la dérision ( ?) les Deschiens !
Tout cela s’explique sans doute par la faiblesse de notre rapport aux mots essentiels, à de grands sens ranimés, peut-être à l’immédiateté du commentaire, plus sûrement à une réelle difficulté à s’engager sur ces questions insaisissables puisque si mal posées par ceux-là même dont on attendrait plus de clairvoyance. Depuis quand la visibilité est-elle la garantie d’un "beau travail" ? D’où vient cette confusion permanente entre créativité et exploit digne du Guinness ! Le musée Louisiana (1958), au nord de Copenhague, est-il invisible alors qu’il déploie l’essence de l’architecture et du paysage ?
Il est pathétique de voir le milieu architectural, relayé par un grand journal, donner une aussi pitoyable image de lui-même.
De ce point de vue, les critiques négatives résonnent comme à contre sens d’un écho autrement plus salutaire pour la pensée architecturale et sa complexité. Et c’est pour cela qu’il faut souligner l’intelligence exemplaire de l’extension du groupe scolaire de Bordeaux, absente ni d’engagement, ni d’inventivité. Les mots cernant si mal les idées des architectes, l’espace physique permet encore de communiquer.
Il faut même un certain courage pour prendre encore la parole sur ce type d’incidence, alors que l’on réduit souvent la recherche patiente des architectes à quelques mots doux comme celui de "sexy".
On peut se réjouir qu’un projet attentif aux cycles longs et complexes de la quotidienneté ou, pour utiliser des mots d’historien, à une pensée construite sur la longue durée plus que sur l’idolâtrie de l’événement, s’attachant à tenir ensemble les fragments hétérogènes de la contemporanéité, sans renier son engagement créatif, puisse encore avoir une reconnaissance au niveau d’un prix national.
Terminons en rappelant qu’en matière d’architecture, la question du plaisir d’édifier, ne devrait pas se situer entre gesticulation et invisibilité, mais plus sérieusement entre pensées et actions, entre ce qui est important pour soi et ce qui est important par nature. En outre ceci n’est pas une découverte et a déjà suscité quelques contributions….
En dégageant la poussière, Alberti dans l’Art d’édifier (1485) recommande aux architectes de se méfier de leur libido aedificandi, Vitruve quelques siècles avant suggère, non sans humour, qu’une bonne pratique de la philosophie "en élevant l’âme de l’architecte lui ôte toute arrogance". Plus près de nous Viollet-le-Duc, A. Perret parlent d’architectures belles et banales, plus près encore, R. Koolhaas lui-même rappelle "la balance complexe entre céder et s’imposer" !
Le travail de N. Franck et Y. Ballot (comme d’autres), s’inscrit dans cette histoire-là, nous proposant le trouble délicat de son objet comme matière à penser pour l’architecture et les territoires. Ce qui autorise (et implique) créativité, engagement, plaisir (surtout pas la mièvrerie) et nécessite énergie et ambition, pour reprendre les mots de Giancarlo de Carlo (4).
Il semble que ce soit cette exigence responsable et difficile, en forme de distinction radicale et d’appel à penser que le jury de l’Équerre d’argent 2007 ait voulu encourager, lézardant le bloc mental des positions convenues.
C’est plutôt bien fait et bienvenu, à condition que les architectes eux-mêmes aient envie d’élever le débat.
Guy Desgrandchamps, architecte et enseignant
(1) Le Moniteur, N° 5422, du 26 octobre 2007 et Le Monde du 8 novembre 2007, article de F. Edelmann.
(2) Le Monde du 15 novembre2007, article de F. Edelmann
(3) Techniques et architecture, N°457, décembre 2001-janvier 2002, pp. 56-58
(4) En juin 1996, lors d’une rencontre organisée au couvent de La Tourette avec quelques amis (René Borruey, Giancarlo de Carlo, Benoît Peckle, Bruno Queysanne), nous nous étions confrontés au questionnement fructueux, souvent incompris, qui associe les mots architecture et modestie.
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