«Tout grand texte naviguant sur la barque du temps traverse une multitude de paysages où il se donne à lire de différentes façons.» rappellent Sekiguchi Ryoko et Patrick Honnoré en préface de la traduction qu’ils viennent de livrer du chef d’œuvre de Tanizaki Jun’ichirô (1886-1965). Traduit pour la première fois en français en 1977, Eloge de l’ombre - titre donné alors par René Sieffert pour les Publications orientalistes de France - occupe, depuis, la place d’un traité des fondements de l’esthétique japonaise à la lueur du clair-obscur.
Cultissime chez les architectes et les designers notamment, ce classique parmi les classiques embrasse aussi bien l’art, que la poterie, l’architecture ou la cuisine. Sensible à la difficulté de (ré)concilier une tradition évanescente face à une modernité agressive, Tanizaki - exact contemporain du Corbusier (1887-1965) - livre ici une longue méditation teintée de mélancolie sur des sujets qui, s’ils semblent parfois anecdotiques, dessinent par petites touches un univers esthétique en proie aux convulsions de l’époque.
Qu’il traite de l'éclairage électrique, du chauffage, de la beauté veloutée et lactescente des shôji (parois de papier translucides des maisons traditionnelles) ou… des toilettes - «un lieu conçu pour la paix de l’âme» - Tanizaki, on le lira, souligne combien les Japonais aiment les jeux d’ombres, la patine adoucie du temps, la matité des couleurs, les états crépusculaires de la lumière qui caresse un laque semé de poudre d’or.
Ce culte ancien de la pénombre et de l’indistinct le fait pester contre une modernité bruyante et tape-à-l'oeil, faites de feux de signalisation, de haut-parleurs criards et de néons tapageurs qui (le) distraient de la contemplation des reflets de la lune sur un jardin enneigé. Un essai en non-dits et en ellipses, tout autant qu’une invitation à la réflexion sur la conception japonaise de la beauté, dans cet Empire des signes cher à Roland Barthes.